Le (non) développement durable

Je commencerai en donnant deux dates ; le 21 septembre 2011 et le 31 octobre 2011. La première correspond à l’Overshoot day, appelé ainsi par le réseau Global Footprint. C’est avant tout une date symbolique, une date de prise de conscience pour le monde entier. C’est à partir de cette date que l’on considère que les humains ont épuisé leur quota de ressources naturelles que la Terre produit en une année, que cela soit le quota de nourritures, de matières premières, de rejets de C02, d’eau…

C’est à partir de cette date donc que l’on considère que le monde vit désormais à crédit, continuant à survivre en puisant dans les réserves. Des réserves qui s’amenuisent malgré tout. Pour Alexeï Iablokov, biologiste et conseiller de l’Académie russe des sciences, il est admis que les hommes ne songent pas à préserver leur planète : « En fait, notre biomasse, c’est-à-dire, l’ensemble de l’humanité plus le monde animal et végétal, a dépassé la biomasse naturelle de la terre déjà dans les années 1960. Dès lors, l’homme est devenu le principal acteur à changer l’environnement. On a calculé que les arbres plantés par l’homme sont plus nombreux que ceux qui poussent dans les forêts. Et ainsi de suite… ». Les hommes pillent leur propre planète sans se soucier de leur avenir et de leurs descendants. Ainsi, en 2010, un rapport du WWF expliquait que le mode de consommation des Américains nécessite 4,5 planètes pour pouvoir satisfaire l’ensemble de la population si elle était basée sur le mode de vie des occidentaux, tandis que le mode de consommation de pays émergeants, comme l’Inde, ne nécessite que la moitié de notre Terre. Certains consomment peu, et d’autres beaucoup trop, une habitude qui doit changer, s’équilibrer, et revenir à la normale d’autant que la population mondiale est en pleine croissance.

Ce qui nous amène à la seconde date, qui est celle ou l’humanité dépassa « symboliquement » les 7 milliards d’êtres humains sur la planète Terre ; le 31 octobre 2011. De 0,5 million d’individus il y a 100 000 ans à 300 millions d’individus à l’an 1000, puis de 2 milliards en 1930 à 7 milliards en 2011, puis 9 milliards en 2050, 15 milliards en 2100 selon un rapport des Nations Unies, la croissance exponentielle du nombre d’individus sur Terre nécessite que le monde passe à une nouvelle consommation, une consommation raisonnée, où le gaspillage n’est plus. Cette surconsommation est induite par des pertes de produits agricoles et des gaspillages de produits alimentaires, représentant 1/3 de la production. Il est donc théoriquement possible d’alimenter une population 30 % plus nombreuse par la simple réduction de ces pertes et gaspillages. Surtout si, dans le même temps, on améliore encore les rendements. Mais, pour éviter un véritable cataclysme humanitaire avec des dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants confrontés à la faim, il est indispensable de changer nos habitudes de production et de consommation. Si au fur et à mesure que leur pouvoir d’achat s’améliore, les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Nigérians… consomment autant de viande et de poisson que les Européens, les Nord-Américains et les Japonais, la production agricole ne saura satisfaire la demande totale. Il faut leur offrir un modèle moderne et durable.

Le monde compte 80 millions d’habitants supplémentaires chaque année, et les moins de 25 ans y représentent 43% de la population. Plusieurs défis sont donc à relever. Il faut d’une part aider les jeunes des pays pauvres à trouver des emplois pour sortir de la pauvreté et d’autre part gérer les problèmes environnementaux qui découlent des besoins de nourriture, d’énergie et de logements croissants. La Terre a eu besoin de milliers d’années pour produire les matières premières minérales et les combustibles fossiles dans lesquels nous puisons depuis les années 70, période lors de laquelle les Terriens ont commencé à consommer davantage que son quota de ressources naturelles. Ainsi, en 2011, le pdg de Shell, Peter Voser, déclare : « La production des champs existants décline de 5 % par an à mesure que les réserves s’épuisent, si bien qu’il faudrait que le monde ajoute l’équivalent de quatre Arabies Saoudites (sic) ou de dix mers du Nord dans les dix prochaines années rien que pour maintenir l’offre à son niveau actuel, avant même un quelconque accroissement de la demande. »… Chercher à tout prix une croissance économique illimitée sur une planète aux ressources limitées est un non-sens qui nous voit couper la branche sur laquelle nous sommes assis.

Les sociétés contemporaines pourront-elles survivre demain ? La réponse se construit à partir d’un tour du monde dans l’espace et dans le temps des sociétés disparues du passé ; les îles de Pâques, de Pitcairn et d’Henderson ; les Indiens mimbres et Anasazi du sud-ouest des Etats-Unis ; les sociétés moche et inca ; les colonies vikings du Groenland… Sont des histoires auxquelles il nous faut nous référer pour ne pas reproduire ce qui entraina leur perte. Concernant le sort, de l’Ile de Pâques, lorsque les premiers colons polynésiens y débarquèrent aux environ de l’an 900, une forêt subtropicale diversifiée couvrait ses 180 kilomètres carrés. La population augmenta progressivement pour atteindre un effectif de quelque 20.000 personnes. La forêt fut défrichée et déboisée, non seulement pour donner la place aux cultures, mais aussi pour la fabrication de pirogues et pour la construction des longues rails qui devaient traîner les 857 statuts gigantesques des carrières jusqu’aux lieux d’érection. Aux environs de l’an 1400, comme il n’y avait plus un arbre et donc plus de pirogue pour aller à la rencontre des gros poissons, l’alimentation s’appauvrit. Il fut nécessaire de chasser tous les oiseaux insulaires pour pallier à la famine. Lorsque les Européens mirent le pied sur l’île, en 1722, ils ne découvrirent qu’un millier de survivants vivant dans un état misérable et visiblement sous alimentés et malades. Les grands Moa gisaient déjà sur un sol pulvérulent. Il existe cependant un modèle de « la possibilité d’une île ». C’est l’île de Tikopia, perdue dans le Pacifique. Cette île mélanésienne de l’archipel des Salomon, abrite depuis trois mille ans une population de 1200 habitants sur une surface de 5km2. A noter que le nom de cet archipel a été donné par Alvaro Mendaña de Neyra pour faire croire qu’il avait retrouvé le mythique pays d’Ophir à l’instar d’Hiram de Tyr et du roi Salomon… Comment ses habitants ont-ils réussi à préserver ses ressources? Sans doute par une conscience aiguë des limites de l’île. D’où la mise en place d’une vraie politique de régulation des naissances, pratique du malthusianisme, passant par le mariage tardif, l’utilisation de plantes contraceptives, abortives, voire par l’infanticide. La surpêche fut évitée en limitant la consommation de poissons. Des porcs furent introduits dans l’île vers 1200, puis jugés trop coûteux en ressources, volontairement éradiqués. Par ailleurs, la forêt de Tikopia est constituée presque exclusivement d’arbres productifs sélectionnés ou favorisés par la population. Enfin, les écarts sociaux sont très réduits, les chefs coutumiers n’étant pas héréditaires et partageant pour l’essentiel le sort commun. Libre à nos gouvernants de nous indiquer la voie à suivre pour que l’avenir de la planète Terre soit sur le modèle borné de Rapa nui ou sur celui avisé de Tikopia.

Pour essayer de se rapprocher de ce dernier, se dégagea la notion de développement durable qui peut se résumer par cette phrase : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». La question qui se pose est simple : comment nourrir, vêtir, chauffer, prendre soin de toutes ces personnes quand on sait que les ressources indispensables à la vie sur Terre s’amenuisent jour après jour et disparaîtront un jour ? Cette prise de conscience a débuté en 1971 lorsque le Club de Rome, association privée internationale regroupant des scientifiques et des économistes, a publié une enquête intitulée « Halte à la croissance » qui mit en avant l’incompatibilité entre développement économique et protection de la planète. Des spécialistes insistent alors sur la nécessité d’intégrer l’équité sociale et la prudence écologique dans le développement économique du Nord et du Sud. C’est ainsi qu’est né la notion de développement durable.

Cependant, peut-on considérer que le développement durable est réellement la réponse la plus adaptée à la frénésie consumériste des Hommes ? « Le développement durable, c’est tout d’abord produire plus d’énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d’énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s’assurer que cela ne se fait pas au détriment de l’environnement » déclarait le 11 octobre 2001 Michel de Fabiani, président de British Petroleum France. Notons toutefois que cette interprétation ne correspond en rien à la définition d’origine du concept, c’est-à-dire « Le développement durable est celui qui permet de répondre aux besoins des générations actuelles, sans pour autant compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins ». Mais, les propos de cet industriel correspondent bien à la manière dont ce terme est entendu, par l’opinion, dans son sens sémantique. Ni le développement, ni la croissance ou ni même le libéralisme, ne sont des termes négatifs en soi. Par contre, ils deviennent absurdes réduits à leur seule dimension économique. Dans notre civilisation industrielle occidentale, le prima est accordé à l’économie. Logiquement, développement, croissance, libéralisme seront d’abord compris dans leur dimension économique. Ainsi, parler de développement, entendu comme croissance économique, pour les pays occidentaux, est un non-sens. Ceux-ci consomment 80 % des ressources de la planète, et ne représentent que 20 % de la population mondiale. Ce niveau de développement sous-entend le pillage systématique du reste de la Terre et l’asservissement économique de populations entières. Déjà insupportable pour la biosphère, le niveau de développement actuel des pays riches n’est bien sûr pas réalisable pour les 80 autres pour cent des habitants du globe.

L’Occident cherche d’abord, suivant sa logique, à se donner bonne conscience, sans remettre en cause son mode de fonctionnement dévastateur et criminogène. « C’est pourquoi le « développement durable », cette contradiction dans les termes, est à la fois terrifiant et désespérant ! » nous l’explique Serge Latouche. « Au moins avec le développement non durable et insoutenable, on pouvait conserver l’espoir que ce processus mortifère aurait une fin, victime de ses contradictions, de ses échecs, de son caractère insupportable et du fait de l’épuisement des ressources naturelles… On pouvait ainsi réfléchir et travailler à un après-développement, bricoler une post-modernité acceptable. En particulier réintroduire le social, le politique dans le rapport d’échange économique et retrouver l’objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social. Le développement durable, lui, nous enlève toute perspective de sortie, il nous promet le développement pour l’éternité ! ».

Et ce qui est vrai pour les ressources l’est également pour l’énergie. Sortir du nucléaire sans réfléchir à ce préalable aurait peu de sens. Toutes les sources d’énergies présentent des nuisances. Grossièrement, pour partager le gâteau énergétique planétaire auquel nous avons droit sans altérer la biosphère, et en conservant une chance de survie à moyen terme, les Américains ont droit à moins de 10 % de leur consommation énergétique actuelle, les Français 20 %, les Chinois 60 %, les Indiens 120 %. Les Pakistanais peuvent doubler leur consommation et les Népalais la multiplier par 20. Ceci n’est réalisable que dans le cadre d’un développement de nos sentiments humanistes, d’une croissance de notre volonté de partage. Et cela ne sera désirable que de manière libérale, au sens philosophique du terme, c’est-à-dire de façon non autoritaire et démocratique, dans le respect des libertés individuelles.

Tout cela est bien sur l’antithèse du développement durable, escroquerie sémantique, dont il paraît aujourd’hui aussi urgent de sortir que du nucléaire. Marcel Deneux concluait son rapport sur l’évaluation de l’ampleur des changements climatiques de 2002 : « De prime abord, le concept de « développement durable » peut rallier à peu près tous les suffrages, à condition souvent de ne pas recevoir de contenu trop explicite ; certains retenant surtout de cette expression le premier mot « développement », entendant par-là que le développement tel que mené jusqu’alors doit se poursuivre et s’amplifier ; et, de plus, durablement ; d’autres percevant dans l’adjectif « durable » la remise en cause des excès du développement actuel, à savoir, l’épuisement des ressources naturelles, la pollution, les émissions incontrôlées de gaz à effet de serre…

L’équivoque de l’expression « développement durable » garantit son succès, y compris, voire surtout, dans les négociations internationales d’autant que, puisque le développement est proclamé durable, donc implicitement sans effets négatifs, il est consacré comme le modèle absolu à généraliser sur l’ensemble de la planète ». Depuis que la Terre est entrée dans une nouvelle époque géologique, l’Anthropocène, depuis 1800 avec la révolution industrielle et l’exploitation massive des combustibles fossiles, le destin de l’espèce humaine est quasiment celé. Selon Frank Fenner, nous allons disparaître parce que nous sommes trop nombreux ; « L’Homo sapiens va disparaître, peut-être en l’espace d’un siècle. Et beaucoup d’animaux aussi. C’est une situation irréversible. Je pense qu’il est trop tard ». C’est donc la croissance et la consommation de la population mondiale qui est en cause. Pour rester optimiste, on peut supposer que le terme de 50 à 100 ans soit suffisant pour renverser le phénomène.

Cela signifie au moins trois conditions. D’abord, que l’augmentation de la population sera maîtrisée pour que nous puissions adapter le nombre des individus aux ressources que peuvent fournir la Terre, la mer et le soleil. Ensuite, que nous sachions nous adapter à l’effet des deux cents ou deux cent cinquante ans de pollution que nous aurons générée, pollution que nous ne saurons pas éliminer avant des siècles ou des millénaires. Enfin, qu’il y ait un passage obligé vers la paix au plan mondial. Sans la réalisation de ces trois conditions, l’extinction des espèces que nous avons provoquée, s’accentuera, diminuant d’autant nos ressources, et, dans un second temps, si trop de niches écologiques sont détruites, le risque de notre non-adaptation pourrait favoriser notre propre extinction.

Jared Diamond avance 5 grands ensemble de facteurs pour expliquer l’effondrement ou non des civilisations : les dommages que l’homme cause à l’environnement, les changements climatique, les conflits avec les populations voisines, la dépendance vis-à-vis de voisins amicaux, et enfin les réponses que nos sociétés apportent à tous ces défis. Ces 5 ensembles de facteurs découlent tous de la forte pression technologique que l’Homme exerce sur la planète.

Sortir de l’idéologie de la croissance indéfinie signifie pour chacun d’entre nous de limiter nos prétentions, lâcher notre insatisfaction perpétuelle, renoncer à nos désirs de « toujours plus » et choisir la sobriété volontaire et heureuse. Aux logiques de compétition et d’antagonisme, il est possible de substituer les valeurs de coopération et de complémentarité. L’indicateur du PIB pourrait être abandonné pour laisser place à de nouveaux outils de mesure du progrès réel de l’humanité, qui tiendraient compte de l’adéquation du développement économique et matériel avec la capacité biologique de la terre et du bien-être social. De nouvelles approches voient le jour : PID (Produit Intérieur Doux), IBH (Indice de Bonheur Humain), IDH (Indice de Développement Humain). On a ainsi de quoi s’interroger sur la pertinence de la croissance en tant qu’indicateur de progrès et se demander à quoi servent nos efforts acharnés pour son développement, qu’il soit durable ou pas, si cela ne contribue pas à offrir plus de bonheur aux vivants ?

Comme disait Gandhi : « La civilisation ne consiste pas à multiplier les besoins, mais à les limiter volontairement. Il faut un minimum de bien-être et de confort ; mais, passé cette limite, ce qui devrait nous aider devient source de gêne ». Il y a plus de dix ans, Nicholas Georgescu-Roegen, le père de la bioéconomie, nous avertissait déjà : « Il n’y a pas le moindre doute que le développement durable est l’un des concepts les plus nuisibles ». Ceci est un oxymore, figure de style qui vise à rapprocher deux termes (un nom et un adjectif) que leurs sens devraient éloigner, dans une formule en apparence contradictoire. Ni le développement, ni la croissance, dans leur dimension économique, qui est celle entendu communément, ne peuvent être durables, car ils sont LA cause du caractère insoutenable de notre civilisation… « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui les ont engendrés » disait Einstein, et nous ne pourrons pas aller vers un monde plus écologiste en proposant comme remède ce qui fait notre maladie.

Notre société n’accepte que les discours politiques passant d’abord par l’économie ? Alors proposons-lui la décroissance soutenable. Elle seule peut permettre à chacun de trouver sa place sur cette planète. Cela nous conduira logiquement à conclure à l’impérieuse nécessité de « sortir de l’économisme », et d’affirmer clairement le primat de nos dimensions politique, philosophique, spirituelle, poétique, sur le moyen économique.