Les mèmes et l’émergence de la culture

Toute l’essence de la vie telle que nous la connaissons est basée sur la notion de réplication. Si l’univers est globalement vide avec quelques îlots de matière inerte régie par les quatre forces primordiales que sont, par ordre d’intensité croissante, la gravité, l’interaction faible, l’interaction électromagnétique et l’interaction forte, cet amalgame atomique a été créé lors du Big Bang et, depuis, ne se reproduit pas. Tout au plus, la matière se transforme dans le cœur de certains quasars qui crachent des nuages de particules avant de se reformer par accrétion. Mais si la matière se définit par sa masse, le vivant, lui, se singularise par un processus de réplication. Pour Richard Dawkins, « un réplicateur peut être définit comme toute entité dans l’univers dont des copies sont faites ». Un réplicateur est quelque chose qui se trouve être copié exactement et fréquemment, simplement par son interaction particulière avec son environnement. Le chemin nécessaire pour que la copie se fasse peut être complexe ou pas, il peut consommer peu ou beaucoup d’énergie, ainsi que peu ou beaucoup de temps. Le réplicateur n’a pas nécessairement à engager une action pour être copié. Il peut être considéré comme un simple code qui est lu.

A noter qu’en français le terme anglais « replicator » a été traduit par « réplicateur » ou « réplicant ». Bien que le terme de réplicant soit plus pertinent, le terme de réplicateur c’est imposé de fait. Les réplicateurs sont donc des entités capables de se répliquer spontanément, dans des conditions favorables. Ils fabriquent des copies d’eux-mêmes. Ils se groupent par bandes pour s’entraider. Ils s’entourent de dispositifs de protection, de reproduction et de mobilité afin de garantir une meilleure longévité, une meilleure fécondité et une meilleure fidélité de la copie.

Il n’est pas démontré que l’ADN (ni même l’ARN) soit le premier réplicateur. Certains biologistes, comme Cairns-Smith, évoquent même la possibilité d’un antique réplicateur minéral, apparenté aux cristaux d’argile. Les lois de Darwin s’appliquent à tous les réplicateurs : elles décrivent comment, face à une pression de sélection environnementale, certains éléments de code peuvent agir sur la capacité de survie et de reproduction du porteur. Lorsque plusieurs versions du même bout de code existent, elles entrent de fait en concurrence, et la version offrant les meilleures capacités de survie l’emporte au fil des générations. La possibilité qu’ont ces codes d’être reproduits de manière erronée à l’occasion du processus de copie permet l’apparition de nouvelles variantes, et donc l’adaptation des espèces à leur milieu.

Il existe, pour l’instant, 5 réplicateurs connus : le gène, le virus biologique, le prion, le mème et le virus informatique.

 

L’unité de comptage de Wilhelm Johannsen, le gène.

Les premiers réplicateurs, ceux qui nous constituent et qui ont permis à la vie d’apparaître et de se diversifier sont les gènes. Un gène est un segment d’ADN (acide désoxyribonucléique), le réplicateur, qui commande la synthèse d’une chaîne de polypeptides ou d’un ARN (acide ribonucléique) fonctionnel, le mécanisme de réplication, capable de donner des ordres pour que soit fabriqué n’importe quel élément de l’organisme. On dit ainsi que l’ADN est le support de l’information génétique car il est comme un livre, un plan architectural du vivant, qui oriente, qui dicte la construction de tous les constituants cellulaires. Le noyau de la cellule est « la bibliothèque » qui renferme tout le patrimoine héréditaire de l’individu. Le chromosome est « un livre » de cette bibliothèque et le gène « une page » de code de ce livre. Pour Wilhelm Johannsen, « il faut traiter le gène comme une unité de comptage ou de calcul. Nous n’avons aucunement le droit de définir le gène comme une structure morphologique, au sens des « gemmules » de Darwin, des « biophores », des « déterminants » ou de toute autre sorte de concept morphologique ».

De nombreuses études génétiques permettent peu à peu de comprendre la façon dont l’information génétique est codée dans les chromosomes. On a découvert aussi qu’une grande partie de l’ADN était non codant. Le segment d’ADN constituant le gène comporte les instructions qui correspondent à l’ordre de fabriquer une protéine. Il contient des nucléotides : l’adénine, la thymine, la guanine, et la cytosine. C’est à partir de la combinaison de ces quatre éléments qu’une multitude d’acides aminés, qui sont les « briques » servant à la fabrication de protéines, peuvent être synthétisés. C’est de cette façon que les parents peuvent transmettre à leurs enfants des caractères dits héréditaires, qui seront transmis à leur tour aux enfants de leurs enfants, etc. Nous sommes bien dans l’exécution d’un code.

 

Entre gènes et mimétisme, les mèmes de Richard Dawkins

Les cultures sont pétries de prescriptions et de messages symboliques inventés par des individus créatifs, tous éléments qui se transmettent par imitation et qui survivent à travers les générations s’ils apportent un avantage dans la lutte pour la survie. Les observateurs de la vie sociale ont constaté depuis longtemps que de tels préceptes pouvaient avoir une sorte de vie propre. Dès l’Antiquité, les philosophes se sont illustrés dans la lutte des idées. Mais, avant le généticien britannique Richard Dawkins, personne n’avait pensé à comparer ces symboles à des organismes biologiques capables d’évoluer et de se reproduire indépendamment de notre volonté, d’une manière comparable à celle des virus ou, plus précisément encore, à celle des gènes. Un tel réplicateur, essentiel à une vie intelligente et communicante, c’est le mème.

La notion de mème est devenue incontournable, à la mesure du développement des réseaux et systèmes d’information moderne. Un mème, dont l’étymologie provient du terme anglais « meme » – lui-même issu du mot français « même » -, est un élément culturel identifiable tel qu’un concept, une habitude, une information, un phénomène social, une attitude, etc., répliqué et transmis par l’imitation d’un comportement collectif par chaque individu pris isolément. L’Oxford English Dictionary définit le mème comme « un élément d’une culture pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l’imitation ». Le terme de mème a été proposé pour la première fois en 1976 par Richard Dawkins, dans son livre « Le Gène égoïste », et provient d’une association entre gène et mimesis – du grec « imitation » -, en même temps qu’un jeu de mot sur le mot français « même », identique. Les mèmes ont été présentés par Dawkins comme des réplicateurs, comparables à ce titre aux gènes, à cette différence qu’ils sont responsables de l’évolution de certains comportements animaux et des cultures humaines.

Un mème est « une idée, un comportement, un style ou un usage qui se propage de personne à personne au sein d’une culture ». Les mèmes ont constitué et constituent aujourd’hui encore une force puissante qui façonne notre évolution culturelle. Par rétroaction, elle a agi sur notre évolution biologique, mais aussi génétique. On voit l’importance de l’enjeu : les mèmes pourraient devenir, s’ils ne le sont déjà, responsables de l’avenir de l’homme. Les hommes, dans cette perspective, ne seraient finalement que des objets entièrement manipulés par des forces extérieures.

L’étude des mèmes a donné naissance à une nouvelle discipline : la mémétique. Il s’agit d’un parti pris de recherche qui consiste à étudier la reproduction des codes culturels en leur appliquant les lois de l’évolution darwinienne que sont la variation, la sélection, et la transmission. La mémétique est une intégration de la sphère culturelle, informationnelle, économique, psychologique et sociale, dans le règne du vivant, qui se limitait jusqu’alors au biologique.

Très tôt dans l’évolution animale, sont apparues des ébauches d’encéphales, devenues dans certaines espèces des cerveaux de plus en plus complexes. Ce sont des organes associatifs ressemblant à des serveurs informatiques, capables de gérer des informations symboliques, ou représentations, résultant de l’activité des organes des sens et des organes de commande. Très liées au départ aux activités sensorielles et aux comportements propres à chaque espèce, ces représentations se sont modifiées en fonction de l’évolution génétique de chacune des espèces. Elles ont pris de plus en plus d’autonomie par rapport aux circuits sensori-moteurs de premier niveau, tout en restant définies par les besoins généraux des individus au sein de l’espèce.

 

Les gènes d’ Edwards O.Wilson tiennent la culture en laisse

Edwards O. Wilson, le père de la sociobiologie, affirmait que « Les gènes tiennent la culture en laisse ». La sociobiologie ne nie pas la culture, c’est-à-dire le fait que les sociétés humaines créent des comportements, des langages, des institutions qui se transmettent d’individus à individus sur le mode lamarckien ou acquis, c’est-à-dire sans être inscrits dans les gènes. Mais pour elle, la culture ne peut se développer que sur des terrains définis par les gènes, et les constructions culturelles ont peu d’autonomie au regard des conditionnements imposés par eux. Pour prendre un exemple simple, on dira ainsi que les chants et musiques militaires ne sont apparus et ne se sont développés que parce que les groupes humains sont génétiquement programmés par les gènes pour s’affronter dans la défense du territoire ou l’accès aux ressources.

La sociobiologie propose une explication déterministe, objectiviste et « matérialiste » des comportements sociaux, qui est dans la continuité des sciences sociales américaines du début du XXème siècle. Celles-ci rejetaient les interprétations subjectivistes et idéalistes de l’homme et de la société, inspirées des traditions religieuses et des études historiques. Mais elles s’éloignaient aussi de la sociologie de l’école française, fondée par Durkheim et reprise par le structuralisme, pour qui les structures sociales peuvent s’interpréter en tant que telles, indépendamment des substrats biologiques.

La culture et les créations culturelles caractérisant les civilisations ont pris, depuis quelques siècles dans l’histoire humaine, une telle importance qu’elles entraînent d’innombrables phénomènes se développant selon des formes et à des vitesses telles que l’explication génétique est bien en peine de répondre. Ce qui s’explique par les gènes dans une société de chasseurs-cueilleurs nécessite d’autres outils dans une société technologique et scientifique développée.

Les véhicules de l’évolution culturelle tels que les rites, les organisations, les comportements, les idées, les langages et les objets se nourrissent et se reproduisent en utilisant le terrain humain comme habitat et notamment en exploitant les facultés de notre cerveau, y compris sa capacité à opérer des choix. Nous ne sommes pas les créateurs de nos idées mais leur lieu d’habitation. Par conséquent, l’évolution culturelle, dans le cadre darwinien, est supportée par un code dit code mémétique, dont la représentation n’est pas encore accessible, mais dont les méméticiens s’emploient à cerner la « grammaire ». Les hypothèses émises par Richard Dawkins à propos de la mémétique sont proches du concept de Noosphère proposé par Pierre Teilhard de Chardin. Robert Aunger, dans « the Electric Meme, a new Theory of How we Think », considère quant à lui que le mème à un support physique : le neuromème. C’est une cohérence d’état entre deux ou plusieurs neurones qui survient dans le cerveau, formant des associations d’idées. Finalement, on part d’un point de vue différent, celui du mème plutôt que de l’être humain, pour mettre en place une nouvelle science avec ses propres hypothèses.

Les neuromèmes de Robert Aunger

Susan Blackmore, dans « the meme machine », montre à partir des travaux de Dawkins que la culture est le résultat d’un nouveau type de réplicateur : le mème. Les mèmes sont à la fois un processus biologique du type réactions d’un système à des stimulations et le résultat culturel de transformations neurochimiques dans les réseaux de neurones, donc de tout le substrat cérébral de l’Homme. Ils s’inscrivent dans le cadre de propriétés génétiques et épigénétiques identifiables chez tous les êtres humains, quelles que soient leurs origines géographiques ou ethniques, et ces éléments de culture sont transférables, duplicables, transmissibles chez tous les peuples dès la plus tendre enfance, sous réserve que des amorçages perceptifs appropriés aient été initiés par des stimulations affectives et émotionnelles de la mère, jusqu’à un âge avancé.

Pour Robert Aunger, le mème est probablement une entité réplicative associant par un lien électrochimique les synapses d’un ou plusieurs neurones. Le mème est donc interne au cerveau. Il ne peut en sortir pour contaminer d’autres cerveaux qu’à travers divers processus d’intermédiation. L’auteur propose d’utiliser le terme de neuromème. Cette entité est susceptible de se déplacer d’un neurone à l’autre et, surtout, elle peut se répliquer à l’intérieur du cerveau en envahissant de plus en plus d’aires cérébrales et en modifiant éventuellement leurs fonctionnalités. Il s’agit donc ainsi et en premier lieu d’une contamination de la matière cérébrale par un agent réplicant soumis comme tel aux règles de l’évolution darwinienne.

Robert Aunger entreprend de mieux préciser ce que, selon lui, nous devrions appeler un mème. Il retient pour cela l’hypothèse fondamentale de Dawkins : il s’agit d’un réplicant ou réplicateur de type biologique, susceptible de contaminer les milieux qui l’hébergent. Cette analyse lui permet d’abord de clarifier les rapports entre les gènes et les mèmes, rapports de subordination, avait dit le père de la sociobiologie, Edwards O.Wilson. Robert Aunger adopte au contraire le point de vue devenu commun selon lequel il y a coévolution entre la nature (l’organisme et celles de ses fonctions directement commandées par les gènes) et la culture (tout ce que l’individu apprend au contact de son environnement, dès le stade de l’embryon, et qui se traduit par la mise en place puis la sélection de neurones et connexions synaptiques en grand nombre, la vie durant). Mais pour lui, cette coévolution restera mystérieuse si on n’en précise pas les mécanismes. Elle est en partie le produit de l’activité des mèmes. Les mèmes qui « infectent » l’individu dès le plus jeune âge spécifient le profil épigénétique de l’individu et les fonctions qu’il remplit au sein de la société. Mais que sont exactement les mèmes ? En quoi peuvent-ils être qualifiés de réplicants ? S’agit-il de parasites, de parasites symbiotiques ou de parasites égoïstes ? Comment se fait la coévolution entre mèmes et gènes et qui la dirige ? Résoudre ces questions devrait permettre de mieux cerner le concept encore flou de culture, et même de fonder une véritable théorie nouvelle de la culture, tant animale qu’humaine. Mais elles ne peuvent être résolues qu’une fois les mèmes convenablement identifiés. Pour y voir plus clair, Aunger analyse les réplicateurs que nous connaissons déjà : le gène, le prion ou le virus informatique. Cette exploration du zoo darwinien des réplicateurs permet d’en proposer une définition précise : la source doit produire directement la copie, identique à elle-même, par transfert d’information et en ne disparaissant pas dans le processus. Par ailleurs, la réplication est au minimum une duplication : le réplicateur doit donner naissance à au moins deux copies de lui-même et pas seulement se reproduire en un seul exemplaire.

Parallèlement, il convient d’identifier les vecteurs, véhicules ou interacteurs qu’il ne faut pas confondre avec les réplicants mais qui contribuent à leur dissémination. C’est le plus souvent les interacteurs qui sont visibles et auxquels on est tenté d’attribuer la contamination en les prenant pour des mèmes. En sémantique générale d’Alfred Korzybski, nous pourrions dire que « la carte n’est pas le territoire ».

Enfin, il faut rappeler que la réplication constitue des lignées, ou espèces en génétique, dotées d’une stabilité suffisante pour se perpétuer, mais cependant susceptible d’évoluer du fait de leurs mutations sous la pression concurrente d’autres lignées.

Il s’ensuit une Théorie de la Réplication, ainsi formulable : « Les réplicateurs utilisent différents mécanismes pour faire des copies d’eux-mêmes. Chaque mécanisme définit une vitesse de réplication spécifique, laquelle entraîne une dynamique évolutionnaire elle-même spécifique ». Sous cet angle, la réplication apparaît comme un phénomène hautement complexe et spécialisé.

Le concept d’information, laquelle est transmise par le réplicateur, s’appuie sur ce processus. Il n’existe pas de définition commune de l’information. Certains y voient une réalité immatérielle. Si on considère le mème (ainsi que les autres réplicateurs étudiés) comme une entité matérielle, il faut au contraire retenir de l’information une définition matérielle ou physique. Il s’agit de liens atomiques ou électrochimiques entre éléments, entre neurones dans le cas des mèmes, qui construisent un certain ordre néguentropique, lequel ordre peut être transmis, ou détruit, au prix d’une certaine dépense. Le mécanisme de transmission est de type clé-serrure, à l’image de la reconnaissance moléculaire. Les réplicateurs, y compris les mèmes, sont donc des entités qui transfèrent des contraintes structurelles hautement spécifiques.

Selon Aunger, c’est finalement dans le cerveau, et seulement dans le cerveau, qu’il est possible de trouver des mèmes. Pour justifier son hypothèse, l’auteur propose une véritable théorie du fonctionnement du cerveau. Il montre que les opérations cérébrales découlant de l’activité des neurones, d’abord limitées à la mise en relation directe des organes sensoriels et moteurs, ont commencé à s’associer du fait de l’émergence de réplicateurs, les neuromèmes, qui ont établi des ponts mobiles entre synapses et neurones. Ce sont ces neuromèmes qui, en se répandant et en se répliquant dans l’ensemble du système nerveux, ont assuré sa plasticité. Et ceci pour l’ensemble des espèces dotées d’un encéphale, tout au long de leur évolution. L’apparition chez les primates puis chez l’homme de gros cerveaux a donné aux neuromèmes un champ d’action et une efficacité accrus. Les mèmes ont ainsi pu développer et spécialiser des connections non câblées génétiquement.

Poursuivant la construction de sa théorie mémétique du cerveau, Aunger avance la définition suivante du neuromème : le neuromème correspond à la configuration d’un nœud du réseau neuronal capable d’induire la réplication de son état dans d’autres nœuds. Cependant, l’auteur ne précise pas clairement les mécanismes permettant cette induction d’état. S’agit-il de l’envoi de transmetteurs ou d’une véritable induction électromagnétique entre axones parcourus par le potentiel d’action ?

Quoi qu’il en soit, les mèmes devraient exister en très grand nombre. Chacun des 100 milliards de neurones du cerveau humain pourrait en générer un à tout moment, plaçant les mèmes en compétition darwinienne permanente, dans l’inconscient ou le conscient, pendant la veille ou le sommeil. Certains seraient stationnaires, responsables des zones de stabilité relative du cerveau. D’autres seraient mobiles, utilisant notamment les liaisons neuronales associatives ré-entrantes entre aires cérébrales. Les représentations mentales un tant soit peu complexes exigent la coopération de nombreux mèmes.

On est donc en droit d’appeler mème tout symbole du langage, qu’il s’agisse de mots individuels ou de leurs associations en phrases et en discours. Mais alors, il faut revoir à l’aune de la mémétique l’ensemble des sciences de l’homme pour mieux identifier les réplicants, ainsi que ce à quoi ils correspondent dans le cerveau, dans les représentations et dans notre environnement, notamment les objets du monde réel identifiés par le langage, ainsi que les machines ou artefacts qui constituent des objets très particuliers créés par l’homme. On peut développer ainsi une description de type objectif de ce super-organisme qu’est l’humanité et des traitements d’informations qui s’y déroulent. Cette description conduira inévitablement à une modélisation à partir de références computationnelles qui nous permettront ensuite de réaliser des machines intelligentes.

 

Les phénomènes évolutifs des mèmes.

Aux origines, le saut du mème d’un cerveau à l’autre a dû se produire dès le moment où le mème a pris naissance à l’intérieur du cerveau. Mobiliser les moto-neurones responsables de l’émission de signaux vers l’extérieur n’était pour lui qu’une autre face de l’action de mobilisation des neurones cérébraux internes. Ceci veut dire que la communication culturelle entre organismes s’est établie dès le moment où se sont mis en place des neurones capables d’activités internes à l’organisme. Mais, une fois mis au contact du monde extérieur et confronté à la compétition avec les signaux provenant d’autres organismes, le signal émis par un mème donné a pu induire des résultats différents de ce que provoquait le mème dans l’organisme d’origine. C’est pourquoi la culture évolue. Elle ne découle jamais de la simple addition des produits des cerveaux individuels. Elle est le résultat d’un conflit darwinien permanent entre agents. Les contraintes à l’intérieur desquelles cette évolution s’inscrit, qui sont de type sociologique, économique, politique ou autres, peuvent parfois être identifiées de façon à ce que l’évolution culturelle globale puisse être modélisée.

Les mèmes sont donc des propriétés épigénétiques du système nerveux humain, et ils subissent des métamorphoses d’un type assez proche de celles de l’évolution génétique des espèces telle qu’elle a été définie par Darwin.

Il existe plusieurs grandes catégories de mèmes :

- Les mèmes inspirés par la nécessité impérieuse de la survie. Ils sont issus des propriétés et des capacités propres du cerveau reptilien. On apprend donc, dans le cadre de la société, par imitation des anciens, à adopter des comportements sécuritaires, protégeant le clan et chaque individu du groupe. La maîtrise du feu et l’apprentissage de sa reproduction à volonté sont parmi les premiers mèmes qui ont permis à l’Humanité de se constituer en collectif pensant, agissant et reproduisant socialement des mèmes.

- Les mèmes qui sont sous la dépendance du cerveau paléo-mammalien, le système limbique, et qui gèrent essentiellement les situations de peur, de fuite, de répulsion, d’aversion et toute la dialectique fondamentale des systèmes de récompense/sanction.

- Les mèmes que permettent de créer et de modifier le cerveau néo-mammalien ou le néocortex, c’est-à-dire le cerveau qui calcule et conjecture, qui traite des informations, les prend à son compte ou les rejette, avec une importance considérable de l’éducation première, qui conduit à un déterminisme global très prégnant, mais assorti néanmoins d’un petit espace de choix volontaires : le libre-arbitre de chacun.

Les mèmes les plus puissants et qui n’ont que peu de difficulté à se répliquer sont ceux qui font partie du deuxième groupe, celui des émotions, ou qui en proviennent indirectement.

Les mèmes ne sont rien sans leur support biologique car c’est lui qui a permis leur émergence, leur création, par observation et comparaisons du milieu environnant ou par calculs comparatifs et spéculatifs – Homo sapiens est le seul mammifère à prévoir à long terme et à conjecturer – et c’est ce même support biologique qui les contient, qui les nourrit, et qui permet leur stockage transitoire ou de plus longue durée dans les différentes mémoires des hommes.

Dans la plupart des duplications de mèmes qui se font de cerveau à cerveau, il y a modification de l’information, c’est-à-dire du code qui se transmet de génération en génération. L’évolution des mèmes au cours du XXIème siècle est infiniment plus rapide qu’à la période qui va du XIIème au XIXème siècles.

La mémoire est ce par quoi nous nous transformons, ce par quoi le vivant « ne perd pas son temps », ce par quoi le temps change les hommes. Ce que peut un corps change avec le temps, parce que la construction de sa mémoire correspond à l’élaboration d’une expérience. Du temps, le vivant fait la source de sa transformation.

Considérant l’idée de mémoire en ce sens, nous pouvons concevoir qu’un organisme vivant puisse disposer de mémoires emboîtées : une mémoire d’espèce, inscrite dans son patrimoine génétique ; une mémoire individuelle, qui se forme dans l’expérience et l’action, et dont son cerveau est le dépositaire ; une mémoire sociale, qui vient de ce que, à la faveur de la communication, il est possible de puiser dans la mémoire des autres. La possibilité de la culture vient avec cette mémoire.

Le patrimoine génétique d’un organisme peut être considéré comme une mémoire d’espèce, inscrite dans le génotype. Il condense une histoire longue puisqu’il retient, sous la forme d’un « programme », les dispositions qui ont assuré la survie de l’ensemble de ses ancêtres, jusqu’à celle de ses congénères.

La seconde mémoire pousse plus loin ce principe d’individuation. Elle se construit grâce aux processus d’apprentissage qui découle de la présence d’un système nerveux. Chaque organisme tire de ses rencontres et de ses aventures, de ses réussites et de ses échecs, un peu d’expérience qui le rend plus capable de répondre aux exigences de son milieu. C’est « apprendre en faisant », learning by doing. En même temps, dans le cours de son développement, chaque cerveau peut se construire de manière singulière, en s’alimentant d’une expérience qui lui est propre. Plus précisément, c’est le degré de plasticité cérébrale, variable selon les espèces, qui autorise un degré d’individuation plus ou moins conséquent. Dans l’histoire de l’évolution, cette innovation correspond à l’apparition des animaux dotés d’un système nerveux, de ces hétérotrophes mobiles, obligés de se déplacer pour aller à la recherche de leur nourriture et fuir leurs prédateurs. Elle date de la grande explosion cambrienne, il y a environ 540 millions d’années.

Mais cette mémoire neuronale, cette faculté d’apprentissage, peut à son tour se diviser en deux : d’une part, l’expérience perceptive et motrice du monde, purement individuelle, généralisée chez les animaux, formée par ces accidents de l’existence qui font que l’organisme s’aguerrit ; et, d’autre part et plus tard, au sein de cet ensemble, une forme d’échange avec l’environnement qui prend une signification prodigieusement nouvelle lorsque la mémoire des uns apprend à apprendre de celle des autres, lorsque des vivants deviennent capables de transmettre à d’autres vivants.

Par l’imitation, par l’échange de signaux et de signes, par la circulation des symboles, à travers les multiples processus de communication qui mutualisent la construction de l’expérience en fabriquant du social, les autres deviennent dépositaires d’une mémoire collective qui peut être partagée.

Les neurosciences distinguent, chez l’homme, deux types de mémoires : la mémoire procédurale et les mémoires déclaratives. Elles sont sans doute apparues successivement dans l’évolution ; la première est celle constituée par les apprentissages qui, sans que l’on puisse en rendre compte avec des mots, rendent le corps habile ; les mémoires déclaratives, elles, enregistrent des représentations, c’est-à-dire des contenus que l’on peut décrire par l’intermédiaire du langage. Parmi elles, on distingue en général une mémoire sémantique, siège des connaissances communes, c’est-à-dire de ce que l’on appelle précisément « culture », et une mémoire épisodique, qui contient les souvenirs, les traces des événements datés dans le passé, les épisodes autobiographiques de chacun. L’émergence de la transmission commence sans doute dès l’avènement de la mémoire procédurale, lorsque le petit – qu’il soit d’animal ou d’humain – imite ses parents pour s’approprier, par transfert, certaines des aptitudes qu’ils ont développées. Dans le développement de l’enfant, la phase imitative est un moment crucial des apprentissages prélinguistiques. Il est probable que de nombreuses espèces animales pratiquent l’apprentissage mimétique, dans le prolongement des soins parentaux, après le temps de la protection, du nourrissage et du soin. Mais on voit bien que la transmission s’épanouit avec les mémoires déclaratives, c’est-à-dire lorsque l’expérience peut s’échanger par le truchement de signes et de symboles. L’invention des langues et, plus tard, celle des écritures, constituent les sauts évolutifs majeurs, les mutations cognitives essentielles qui dynamisent la construction de cette nouvelle mémoire, quand nous apprenons des autres.

Tout comme l’évolution est scandée par des mutations génétiques, dont certaines sont adaptatives et, dès lors, se diffusent parce qu’elles accroissent la capacité reproductrice de ceux qui en sont porteurs, nous mettons sous le terme « culture » des mutations cognitives qui se propagent, dans certaines espèces vivantes, par l’apprentissage social. De la même façon que l’évolution constitue des mémoires génétiques qui transmettent, de génération en génération, l’expérience de ce qui a réussi dans la bataille pour la survie, ce que nous appelons « culture » forme une seconde mémoire qui dispense l’individu de refaire lui-même une masse d’expériences, opère comme un transmetteur d’un savoir-faire collectif, d’un savoir-vivre accumulé avant nous, d’un patrimoine ou d’un héritage. Avec ces mémoires, le vivant fait des économies considérables en retenant les leçons du temps, il invente des moyens de « ne pas perdre son temps » en dispensant les individus de refaire, chacun pour soi, l’expérience et l’apprentissage de ce qui assure sa survie. En ce sens, la culture bouleverse l’évolution en modifiant les facultés de groupes de vivants par le jeu, double, de l’innovation qui surgit et de la transmission qui la diffuse.

 

Une diffusion basée sur la théorie constructale d’Adrian Bejan.

Dans le système biologique complexe qui les héberge, les mèmes se diffusent selon des modalités que l’on peut présumer. Mais alors, pourquoi certains individus résistent-ils à certains mèmes et pas à d’autres ?

Pour Adrian Bejan, père de la théorie constructale, la complexité, dans la nature, naît de la combinaison de processus élémentaires. Cela paraît une banalité de le rappeler, mais beaucoup de gens s’imaginent encore que la complexité est descendante, c’est-à-dire qu’elle est donnée d’emblée et peut être réduite en éléments simples par l’analyse. C’est en partie sur ce principe que fonctionnent les mathématiques fractales. La théorie constructale peut être rapprochée du fonctionnement des automates cellulaires, lesquels ont été abondamment étudiés par Stephen Wolfram. Mais pour ces derniers, il s’agit de processus informatiques. Pour la théorie constructale, les processus sont d’abord physiques, la biologie étant considérée comme un aspect de la physique.

Ce sont les lois de la physique macroscopique, et plus particulièrement de la thermodynamique – étudiées depuis au moins deux siècles -, qui expliquent l’apparition des formes caractéristiques des différentes espèces vivantes. Dans tous les cas, on retrouve l’optimisation destinée à diminuer les dépenses d’énergie et de matière, lutter au mieux contre l’entropie. Cette optimisation est en œuvre, on le sait, dès le niveau de la chimie, où les liens atomiques durables sont ceux qui sont les moins gourmands en énergie. On la retrouve à tous les niveaux, y compris bien entendu dans les institutions sociales humaines. Le facteur générateur de cette recherche d’optimisation est l’évolution compétitive pour la survie dans laquelle s’affrontent les divers éléments de la matière et de la vie, mais aussi les mèmes. Sur les milliards d’années s’étant écoulés depuis la formation de la Terre, seules ont survécu et continuent à survivre les solutions les plus économiques en ressources.

Dans le cadre de la mémétique, les mèmes peuvent être considérés comme des agents informationnels ressemblant à de mini-programmes informatiques qui envahissent les cerveaux par l’intermédiaire des canaux sociaux de communication. Une fois « entrés » dans l’espace des représentations, cartes cognitives et autres contenus mentaux, ils se trouvent confrontés à ces contenus. Ces contenus évoluent en permanence, selon des lois d’organisation qui relèvent de lois physiques simples, celles des transmissions inter-neuronales. Ces lois sont suffisamment robustes pour que les contenus mentaux, conscients et inconscients, conservent leur cohérence malgré la multiplicité des entrées et sorties d’information. On peut faire l’hypothèse qu’elles relèvent, au moins en partie, de la thermodynamique de la morphogenèse. Il s’agit de lois d’optimisation destinées à diminuer les dépenses d’énergie et de matière, lutter au mieux contre l’entropie, tout en maintenant les performances du système au niveau le plus élevé possible requis par les exigences de la survie.

Donc, les mèmes qui réussissent à s’insérer dans l’édifice des représentations sont ceux qui permettent une optimisation améliorée de la topologie du système et de son accès aux ressources, ceci, quel que soit leur contenu informationnel intrinsèque. Ceux qui sont rejetés sont ceux qui imposent des détours et des délais à l’architecture ou au fonctionnement optimisés du système.

Lorsque l’on sera mieux à même de visualiser les processus cérébraux, il devrait être possible d’utiliser les formules de la théorie constructale pour comprendre les réactions des contenus mentaux soumis aux invasions des mèmes. Peut-être sera-t-il alors possible d’envisager des interventions sur ces mécanismes afin de pouvoir orienter des choix ou gérer des conflits.

 

Des virus de l’esprit

D’où viennent les mèmes ? Pour commencer à y répondre, Susan Blackmore pose une question préalable : pourquoi l’homme dispose-t-il d’un cerveau anormalement important par rapport à celui des animaux proches, ainsi que d’un langage complexe, créateur d’innombrables concepts, phrases, idées ? Rien dans la situation des préhominiens n’exigeait cela. Ils auraient très bien pu survivre comme l’ont fait les autres primates, en exploitant leurs ressources d’origine. Susan Blackmore considère que le fait nouveau fut l’apparition chez les hominiens de la capacité à imiter, vers 2 millions d’années avant notre ère, c’est-à-dire peu avant l’invention des outils.

L’imitation s’est développée chez les hominiens à partir du moment où certains gestes se révélant propices à la survie ont été reproduits par la communauté. L’évolution génétique a certainement favorisé les imitateurs, ceux-ci disposant d’une nourriture plus abondante, et pouvant donc fonder des familles plus prolifiques ou produisant des individus plus vigoureux. Des « gènes de l’imitation » sont donc apparus et se sont répandus. Tout était alors prêt pour que les mèmes prennent naissance.

Que signifie en effet l’imitation ? Elle consiste à créer une entité informationnelle (une sorte de recette, comme celle du « pudding de la tante Rose ») qui circule de cerveaux en cerveaux en se modifiant et en s’enrichissant le cas échéant. C’est cette entité qui constitue le mème. Les premiers mèmes ont été des mèmes utiles à la survie, reproduisant des comportements sélectionnés par essais et erreurs qui se sont révélés productifs et qui ont été copiés par les voisins de l’inventeur. Les hominiens ont inventé des savoir-faire nouveaux pour identifier la nourriture, chasser, allumer un feu et cuisiner. En même temps, du fait que ces savoir-faire ont été immédiatement imités, les hominiens ont inventé les mèmes correspondants, et de ce fait une culture à base de création, échange, mémorisation, modification de mèmes.

Mais ce faisant, la nouvelle entité, le mème, qui transportait initialement un savoir immédiatement utile, s’est transformé en réplicateur égoïste. L’espace encore peu rempli offert par les cerveaux s’est très rapidement peuplé de quasi-virus informationnels, proliférant au gré de leurs propres possibilités réplicatrices et mutantes, sans tenir compte de l’intérêt des hommes qui en étaient les porteurs et véhicules.

Une analogie peut être trouvée quand on regarde la façon dont les virus biologiques se répandent chez les êtres vivants en profitant des ressources que ceux-ci mettent à leur disposition, soit pour les héberger, soit pour les aider à se transporter. Les mèmes sont d’ailleurs bien, selon l’expression de Richard Brodie, un autre « inventeur » de la mémétique, des virus de l’esprit.

 

Les « me » et les « gis-hur » d’Enki

Le mode de fonctionnement de ces virus de l’esprit est explicitement décrit dans le mythe d’En-ki. Lorsqu’il arriva sur la Terre, En-ki, ou « Seigneur de la Terre », s’appelait aussi EA ou « celui qui a sa maison sur l’eau », une référence tacite à son palais flottant, l’Abzou, d’où il dirigea les opérations que retrace le mythe mésopotamien dit d’« Enki et Ninmah », un récit de la création de l’être humain par des dieux. Cette légende date du milieu du IIèmemillénaire av. J.-C., et elle a probablement été inspirée du mythe de l’Atra-hasis. Après le Déluge, la signification de l’Abzou prend des connotations sinistres. Il devient « le profond » d’où la provenance du mot Grec « abyssos » et « l’abîme » moderne et fait référence au monde inférieur, vraisemblablement aux anciennes mines.

Les dieux, tous nés de la mère primordiale Nammu, résident alors sur Terre, où une première catégorie mène une vie d’oisiveté alors qu’une seconde pourvoit aux besoins de tous. Les seconds commençant à protester, Nammu demande à En-ki de rechercher une créature dont le rôle sera de travailler à la place des dieux secondaires et pour tous les dieux, rendant ainsi leur vie plus facile. Ce dernier ne tarde pas à trouver une idée et dit à sa mère de façonner cette créature avec de l’argile puisé à la surface de l’Abîme, dans un moule qu’il confectionnera, avec l’aide de la déesse Ninmah, sa parèdre, et d’autres divinités, puis de leur donner vie.

Cet ouvrage, l’Homme, trouve un accueil très favorable de la part des dieux, qui se réunissent autour d’un grand banquet pour fêter l’événement. Au cours du repas, En-ki et Ninmah sont passablement éméchés. Cette dernière lance un défi à son époux : elle se propose de donner la vie à d’autres êtres humains qui seront « imparfaits » – un être asexué, une femme stérile, un boiteux, etc. -, et met En-ki au défi de leur trouver un emploi dans la société. Celui-ci y arrive aisément et lance à son tour un défi identique à sa femme, en créant un être humain informe, un véritable « monstre ». Ninmah n’arrive pas à lui trouver un rôle, et perd le duel.

On voit ainsi que ce récit cherche à répondre à plusieurs questions que se posent les hommes : leur raison d’être est-elle de servir les dieux, et pourquoi existe-il des êtres « imparfaits » ? Il dévoile en outre le rôle important que joue En-ki, celui de créateur et de gardien des « me » et du « gis-hur », les « mots-clefs » et les « configurations » qui régissent l’univers.

Les sociétés primitives étaient contrôlées par ces ensembles de règles verbales. Les Sumériens croyaient en l’existence, depuis le commencement des temps, d’un assortiment fondamental, inaltérable et complet de pouvoirs, devoirs, normes et critères, règles et préceptes, connus sous le nom de « me » et relatifs au cosmos et à ses constituants, aux dieux et aux humains, aux cités et contrées, ainsi qu’aux différents aspects de la vie civilisée. Un peu comme dans la Thora, mais avec en plus une force mystique ou magique.

Le nom sumérien « me » est un terme poétique, uniquement attesté dans des textes littéraires, lexicaux, ou dans des noms de personnes. On a suggéré que ce mot dérivait du verbe être, pour définir une essence divine caractéristique, immanente. On sait que « me » est un nom abstrait renvoyant aux institutions religieuses, culturelles, politiques ou sociales. Il se réfère à un symbole bidimensionnel, gravé ou peint sur une enseigne, une bannière ou un étendard, représentant un concept abstrait sous-jacent.

Les « me » ne traitent pas que de religion. Ils abordent souvent des sujets tout à fait banals. Il existe un mythe où la déesse Inanna se rend à Eridu et obtient par la ruse qu’En-ki lui remette 94 « me ». Elle les ramène dans sa ville d’Uruk, où ils sont accueillis dans la joie et l’effervescence. Inanna a apporté la perfection dans l’exécution des « me ». Comme l’exécution d’un programme informatique. Ceux-ci ressemblent à des algorithmes destinés à piloter certaines activités essentielles à la bonne marche de la société.

Ces « me » étaient des sortes de petits programmes à l’intention des humains. Ils représentaient une partie indispensable de la transition entre une société d’hommes des cavernes et une société agricole organisée. Par exemple, il y avait un programme pour tracer un sillon dans la terre et y planter du grain. Il y en avait un autre pour faire cuire le pain et un autre pour bâtir une maison. Il y avait aussi des « me » pour toutes les fonctions supérieures telles que la guerre, la diplomatie et les rites religieux. Quelques-uns concernaient le fonctionnement de la prêtrise et de la royauté. D’autres expliquaient la manière dont doivent se dérouler les cérémonies religieuses. D’autres encore étaient en rapport avec l’art de la guerre ou la conduite de la diplomatie. Beaucoup traitaient d’art ou d’artisanat : musique, ébénisterie, forgerie, tannerie, architecture, agriculture, et même des tâches les plus simples, telles que l’allumage d’un feu. Toutes les techniques requises pour faire fonctionner une culture autonome étaient contenues dans ces « me », à l’origine écrits sur des tablettes ou transmis par tradition orale. Dans tous les cas, le lieu de conservation des « me » était le temple local, qui servait de base de données contrôlée par le prêtre-roi appelé « en ».

Lorsque quelqu’un voulait faire du pain, il allait trouver l’« en » ou l’un de ses collaborateurs et chargeait dans sa tête le « me » de la fabrication du pain qui se trouvait dans le temple. Il suivait ensuite les instructions – ou lançait le programme – et se retrouvait avec une galette de pain à la fin de l’opération. Plusieurs raisons font qu’il était pour eux indispensable de s’adresser à une base de données centrale, en particulier parce que certains « me » devaient être coordonnés dans le temps. Si le programme de labourage ou de plantation n’était pas lancé à la bonne époque de l’année, la récolte ne se faisait pas et c’était la famine. La seule manière de s’assurer d’une bonne chronologie des « me » était de construire des observatoires astronomiques pour surveiller le ciel et guetter les changements de saison. L’« en » investi de ces responsabilités distribuait les « me » agricoles aux bonnes époques de l’année pour optimiser les récoltes. Donc, les « me » servaient de système d’exploitation à la société avec un processeur central, le « en ».

Quand vous mettez un ordinateur en marche pour la première fois, ce n’est qu’un ensemble inerte de circuits incapables de faire quoi que ce soit d’utile. Pour que la machine serve à quelque chose, il faut lui infuser une série de règles qui lui indiquent comment fonctionner. C’est en ce sens que les « me » servaient de système d’exploitation à la société. Ils organisaient un groupe de personnes inefficaces en système viable. Ces « me », en tant qu’instructions codantes, pouvaient être considérés comme les éléments d’un métavirus. La culture sumérienne, fondée à partir des « me », n’était qu’une manifestation de ce métavirus. La civilisation, sous sa forme primitive, était une contamination.

Chaque « me » était un genre de virus produit par le métavirus. Prenez le « me » de la fabrication du pain. Quand il s’est introduit dans la société, il a acquis le statut d’information autonome. Simple question de sélection naturelle. Les gens qui savent faire le pain vivent mieux et sont plus aptes à se reproduire que ceux qui ne le savent pas. Petit a petit, ils vont transmettre les « me » autour d’eux, en servant d’hôtes à l’élément d’information autoréplicatif. Ce qui en fait un virus. La culture sumérienne, avec ses temples remplis de « me », n’était qu’une collection de virus victorieux accumulés au fil des millénaires. Une exploitation en franchise, en quelque sorte, à cette exception près qu’il y avait des ziggourats au lieu d’arches dorées, et des tablettes d’argile au lieu de classeurs trois anneaux.

Mais En-ki était différent. En-ki était un « en » qui réussissait particulièrement bien dans sa charge : il avait un don particulier pour écrire de nouveaux « me ». C’était un hackeur. Le premier homme moderne, en fait, doté d’une véritable conscience de ce qu’il faisait, tout comme nous. Il devait éprouver douloureusement le fait d’être le seul à posséder un esprit conscient. Il devait savoir que, pour faire progresser l’humanité, il fallait la délivrer de l’emprise de cette civilisation virale. Il a donc créé le nam-shub d’En-ki, un antivirus qui se propageait par les mêmes voies que les « me » et le métavirus.

Il ne faut pas considérer En-ki comme un personnage réel doté de pouvoirs magiques. En réalité, ce mythe explicite la nature de la relation qui existe entre le langage et le cerveau : En-ki aurait manipulé le cerveau de la même manière qu’un hackeur, qui comprend la nature intime de systèmes informatiques, est capable d’écrire un programme pour le contrôler. Un nam-shub numérique.

Il y a 5000 ans, le sumérien était une langue extraordinairement puissante. C’était surtout une langue qui se prêtait au hackage neurolinguistique d’En-ki. Les premiers linguistes, à l’instar des cabalistes, croyait en un langage mythique appelé le langage de l’Eden, celui d’Adam. Il permettait à tous les hommes de se comprendre et de communiquer sans risques de malentendu.

 

Les boucs émissaires de René Girard à la base des Cultures

Comment les mèmes sont-ils apparus ? Quels sont les principes qui sont à la base de leur naissance ? Ont-ils joués un rôle dans l’évolution humaine ? Si les mèmes sont des réplicateurs culturels, leur émergence doit remonter à l’apparition de la culture.

La mimésis.

Comment les cultures humaines  ont-elles pu apparaître ? Pour des philosophes comme Roland Schaer, ou plus certainement pour René Girard, tout démarre avec la théorie dite « mimétique ». Celle-ci s’appuie sur deux notions clés complémentaires : le désir mimétique et sa conséquence violente, le mécanisme sacrificiel du bouc émissaire.

Qu’est-ce que le désir mimétique ? C’est la constatation que notre désir naît toujours de l’imitation du désir d’un autre pris pour modèle. Autrement dit, on ne désire pas seul et pas spontanément. On désire ce que les autres désirent, ce que les autres possèdent, ce que les autres pourraient désirer. La somme sociale de ces désirs mimétiques mène à la rivalité, à une forme de besoin qui vise des objets de désir désirés par d’autres. On parle de « mimesis d’appropriation ».

Le conflit violent, voire apocalyptique, est l’horizon du désir : c’est la crise mimétique où chacun devient le rival mortel de l’autre. Nous ne nous résignons pas à reconnaître ceux que nous admirons lorsque nous les imitons. Nous voyons là quelque chose de honteux. Étant donné la difficulté d’appréhension de la mimésis, il est utile de passer par le concept d’imitation tel qu’il est développé dans la philosophie platonicienne. Quand Platon parle de l’imitation, dans « La République », l’image du miroir apparaît comme l’un des signes de la crise mimétique : il annonce l’apparition des doubles. Platon redoute la mimésis. Il pressent le danger de conflit derrière certaines pratiques imitatives. Danger qui n’est pas limité à l’art, mais qui peut surgir à tout instant, lorsque deux ou plusieurs hommes sont réunis. Le mécanisme qui explique l’escalade qui peut en résulter suppose la collectivisation du phénomène des doubles qui conduit à l’indifférenciation du groupe social tout entier. Cette indifférenciation refléterait alors au niveau social le mécanisme de l’émergence des doubles.

Le mot double est en lui-même symbole de désymbolisation et il signifie l’indifférenciation, l’absence de toute différence. Plus les gens deviennent indifférenciés, plus il est facile de décider que n’importe lequel d’entre eux est coupable. Les jumeaux mythiques en sont une métaphore. La relation intérieur/extérieur est située au cœur du mécanisme. La vraie colère doit être dirigée contre un double. Il faut donc qu’il y ait une forme du « modèle-obstacle », qui peut être simplement un jumeau, mais la colère transfigure le double qui, selon la théorie mimétique, devient « monstrueux ». Quand un double monstrueux devient victime émissaire au sens fort, il est finalement divinisé, car sa mort restaure l’ordre social. Il est chassé du groupe, et l’extérieur dans son ensemble reçoit les caractéristiques du double monstrueux.

 

Le bouc émissaire.

Le bouc émissaire est l’« immonde pur », le mal à expulser, et en même temps l’élément transcendant, car c’est par sa mise à mort, suivie de sa divinisation, que l’équilibre social est retrouvé. Régis Debray préfère parler de bête noire dans le rôle du bouc émissaire. Cela a le mérite de préciser quels sont les sujets pressentis pour jouer ce rôle. Lorsque les difficultés s’accumulent au sein d’une communauté, lorsque tous ses membres se sentent irrités, désemparés, ils ont tendance, inconsciemment, à sélectionner dans le troupeau l’animal le plus susceptible de s’attirer l’antipathie de tous. Ce sera le plus souvent l’individu au pelage le plus sombre, à la peau la plus foncée. La noirceur de la bête noire est un « signe préférentiel de sélection victimaire » parmi tant d’autres, un de ces traits qui augmentent, chez ceux qui les possèdent, les chances d’être spontanément sélectionné pour le rôle de la victime collective. C’est le vilain petit canard de la fable. La théorie mimétique cherche à concilier les éléments polaires de phénomènes provenant d’une structure unique mais ambivalente : l’imitation. La base cognitive et comportementale de la culture humaine est en effet contenue dans cette faculté. C’est le mécanisme du bouc émissaire, événement systémique ultérieur, produit par la canalisation de la violence collective, qui permettra alors, pierre par pierre, victime après victime, de construire l’édifice précaire de nos institutions et de ces normes éthiques qui, en mettant un frein aux dérives conflictuelles et acquisitives, favorisent les aspects positifs du mimétisme tels l’éducation, la connaissance, l’art, etc. Rejeter sa haine et celle d’un groupe sur un individu particulier va permettre au groupe de s’apaiser.

 

Les rituels.

Cette paix retrouvée amène l’esprit primitif à répéter de façon mimétique l’événement, celui-ci étant alors perçu comme le moyen le plus efficace d’obtenir la paix et la solidarité au sein du groupe, dans les moments de crise. C’est l’émergence d’un mème… Dans la répétition « superstitieuse » de l’événement, une sorte de « mise en scène » doit s’organiser, sous la forme du meurtre d’une victime de substitution. Cette victime n’est plus considérée comme responsable de la crise, mais elle est à la fois une victime réelle, effectivement tuée, et un symbole du proto-événement ; il s’agit là du premier signe symbolique jamais inventé par les hominidés. C’est le premier instant où quelque chose est là à la place d’une autre chose. C’est le symbole originaire. Sigmund Freud, dans « Totem et tabou » mettait déjà en avant cette hypothèse : « Le père primordial violent avait été certainement le modèle envié et redouté de tout un chacun dans la troupe des frères. Dès lors, ils parvenaient, dans l’acte de consommer, à l’identification avec lui, tout un chacun s’appropriant une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet acte criminel mémorable, par lequel tant de choses prirent leur commencement, les organisations sociales, les restrictions morales et la religion ». Afin d’être en mesure de gérer la complexité cognitive qu’implique le maniement de la sphère symbolique émergente, il fallait un cerveau plus vaste : le mécanisme du bouc émissaire a donc agi comme une forme de pression évolutionniste, comme un élément de la sélection naturelle. En ce sens, un système symbolique a été mis en place, qui s’est déplacé de manière métonymique du premier signe – la victime -, comme centre de signification, vers le réseau social impliqué dans le développement progressif des rituels. Le rituel s’efforce de répéter le mécanisme du bouc émissaire dans ses différentes phases : crise initiale, expulsion du coupable…

On passe ainsi du même isolé au mèmeplexe qui est un mème qui héberge d’autres mèmes formant ainsi un processus rituellique complet constitué de réplicateurs en lutte pour leur survie, tel le cérémonial, les chants, les costumes, etc. La domestication animale, et l’agriculture sont des « produits dérivés » des rituels sacrificiels. Si les rites de passage ont été transformés en ce que l’on pourrait intituler une « pédagogie » ou une « éducation », ils mettent l’accent sur la première phase du rituel – la crise initiale – qui devient les « épreuves » permettant de se transcender et devenir un Homme. Le rituel permet à certaines structures mentales d’être plus facilement activées ou amplifiées quand la communauté se trouve dans des conditions de stress sérieuses, comme dans un moment de crise mimétique, quand il faut agir pour résoudre la crise. Le rituel est une pratique culturelle d’une importance capitale. D’une part, il révèle la structure de nos mécanismes cognitifs et, d’autre part, il fonctionne comme un outil pédagogique pour les sociétés primitives. La répétition et l’imitation ne faisant qu’un.

 

Les mythes.

Giuseppe Fornari a mis en évidence une donnée simple et essentielle pour l’anthropologie mimétique, qui est la concordance parfaite entre mythe et rituel. Tout ce que l’on peut démontrer dans le mythe possède un équivalent direct dans le rituel, et l’inverse est vrai ; comme s’il s’agissait de deux cercles concentriques. La vieille question sur l’antériorité du mythe sur le rituel ou du rituel sur le mythe est résolue : le rite est la reproduction délibérée du mécanisme, le mythe est le récit, forcément gauchi, de sa genèse. Normalement, le rituel est plus directement révélateur que le mythe, et c’est pourquoi il confirme l’interprétation de ce dernier comme résolution de la crise mimétique. Le rituel nous confirme que la victime fondatrice a bel et bien péri.

Le début du mythe de Prométhée décrit la fondation du rite sacrificiel, qui dit que les hommes ne peuvent consommer le bœuf de leur élevage qu’à la double condition d’en consacrer une part aux dieux et d’en cuire pour eux les viandes : sacrifice et cuisson sont les deux faces de l’œuvre du feu qui font que les hommes, en prenant leur repas, le partagent avec les dieux en même temps qu’ils se distinguent des bêtes sauvages mangeuses de viande crue. À la question que nous posions plus haut, « comment pourrons-nous tuer et manger les bêtes que nous avons élevées ? », le mythe répond « en les sacrifiant ».

Dans « Les Travaux et les Jours », Hésiode raconte qu’avant ce « partage », au temps de la race d’or, sous le règne de Cronos, les hommes, mortels, étaient les commensaux des dieux, qu’ils banquetaient à la table des Immortels. C’était aussi le temps où ils jouissaient paisiblement et sans travailler des fruits que la terre produisait spontanément et en abondance. Ils vivaient sans connaître la maladie ni la vieillesse et, dit le texte, « ils mouraient comme on s’abandonne au sommeil ».

Lors du partage qui se joue à l’occasion du sacrifice du bœuf d’élevage et qui définit les nouvelles conditions auxquelles les hommes doivent se soumettre désormais pour s’alimenter de viande, les mortels – et Prométhée avec eux – croient avoir eu la meilleure part. Zeus simule la colère, mais ne conteste pas le partage. En vérité, il triomphe. Que signifie en effet ce partage ? Que les hommes ont besoin de se nourrir de matière vivante pour s’alimenter, qu’ils sont rivés à la condition hétérotrophique, qu’ils sont, comme dit Hésiode, « des ventres » – autre manière de souligner qu’ils sont mortels. Car, dans un premier sens, être mortel c’est, jour après jour, repousser la faim et différer la mort en sacrifiant du vivant pour se l’incorporer. La dépendance à l’égard des autres vivants comme nourriture est la condition sans cesse reconduite de la survie. Et c’est précisément à cette condition que les dieux échappent, car ils sont capables de se nourrir des fumées parfumées qui sont comme la vie même, la psychè immatérielle qui s’échappe des corps au moment de la mort. Le partage du bœuf marque bien la place de l’humain parmi les mortels, dans l’écart qui le sépare des dieux : c’est un marché de dupes.

 

Le mythe, donc, raconte l’instauration d’un monde où les hommes prennent la place du milieu, où ils sont désormais tenus à l’écart des dieux. Ils partagent pourtant quelque chose avec eux et, en ce sens, se placent au-dessus des animaux sauvages, prédateurs cruels, mangeurs de viande crue. Le feu volé aux dieux est le signe de cette double différence. Le mythe distribue les êtres selon un ordre qui va du sauvage au divin, en disposant entre les deux l’humain et sa domesticité, ce que nous appelons le « monde de la culture », que les Grecs appellent la « Cité ». Cette distribution, ce partage qui fixe la condition humaine, cette échelle des êtres que le mythe construit dans le cours de son récit a le sacrifice pour événement fondateur. Le mythe nous suggère que les victimes sont tuées pour reproduire les effets du premier meurtre. Dans chaque mythe, toutes les occurrences sont présentes ; en premier lieu, le héros mythique, avant d’être divinisé, est toujours accusé et convaincu d’un crime assez grave pour justifier sa mise à mort. Ensuite, les crimes de ce « coupable » sont simultanément fantastiques et stéréotypés, communs à beaucoup de mythes : les parricides, les incestes, les bestialités, etc. Les lyncheurs sont toujours pressés et, le plus souvent, ils se contentent du premier crime venu, celui qui se présente le plus vite à leur esprit. Ce sont toujours les mêmes crimes que les foules, même de nos jours, réinventent spontanément lorsqu’elles sont en appétit de violence.

 

L’émergence du langage

Mais pour que ces mythes prennent formes et puissent se propager, se perpétuer en tant que mèmes, il manque un composant essentiel : le langage. Tous les spécialistes de la mémétique considèrent le langage comme le plus important des générateurs de mèmes au sein des sociétés humaines.

Au regard des recherches actuelles, l’origine du langage pourrait remonter sans doute à environ deux millions d’années avec Homo Habilis qui, le premier, a élaboré des outils en pierre taillée d’une technicité telle qu’ils nécessitaient des capacités cognitives développées. L’Homme, comme les grands singes, a toujours eu la capacité biologique d’émettre l’ensemble des sons de toutes les langues parlées actuellement sur la Terre. Ce n’est donc pas un caractère physique qui détermina l’apparition du langage. En observant des primates, il a été constaté que certaines espèces de singes se servaient principalement de leur main droite pour communiquer. Une main droite commandée dans ce cas-là par l’hémisphère gauche du cerveau, où se trouvent précisément chez l’Homme les aires du langage. Il semblerait que le contrôle du geste, en lui associant un sens, soit donc plus précoce que celui des vocalisations.

Au commencement était le geste. Le système gestuel a donc joué un rôle important dans la mise en place de ce long processus qui a conduit au langage. Cette aptitude du cerveau au mécanisme du langage se serait développée entre 4 et 8 millions d’années, avec les premiers hominiens. Bien avant que le moindre mot soit prononcé, l’usage de la main droite pour communiquer aurait été à l’origine de la spécialisation de l’hémisphère gauche du cerveau dans le langage.

Les groupes d’hominiens primitifs étaient en compétition permanente pour la survie, avec les autres espèces vivantes d’abord, mais aussi entre eux. Pour affronter cette double compétition, il leur était vital de constituer des groupes. Les individus isolés rejoignaient les groupes ayant la capacité de leur offrir les meilleures chances de survie. Les groupes les plus aptes à cet égard étaient ceux disposant de la plus forte cohésion face aux dangers.

Du fait d’une mutation au hasard réussie, c’est par le langage que les groupes d’hominiens ont assuré leur cohésion. Leurs pratiques gestuelles traditionnelles, produisant de la cohésion sociale (partage de proie, toilettage…) s’étaient en effet révélées de plus en plus difficiles à maintenir dans le milieu nouveau auquel ils étaient confrontés à la suite à des changements climatiques ou géologiques. On estime généralement que c’est la disparition de la forêt humide et son remplacement par la savane qui ont obligé certains primates à changer d’habitat et de mode de vie. Des groupes plus larges devenaient nécessaires pour survivre dans ces nouveaux milieux.

Ce serait une augmentation de capacité du cortex associatif qui aurait permis aux individus d’associer représentations internes et symboles externes, et donc d’explorer de nouvelles techniques pour assurer et maintenir la cohésion. La première étape vers le langage aurait été la capacité à reproduire un événement, c’est l’effet mimétique. Non seulement il faut percevoir l’évènement, mais il faut aussi le transformer dans le cerveau en une forme qui peut être reproduite par ses propres muscles, par ses propres nerfs moteurs. Le cerveau ne peut faire qu’une chose, faire bouger les muscles. Tant qu’on ne peut pas créer des modèles avec ses muscles, son visage, sa voix, son corps pour représenter un événement qu’on a compris, il est impossible de faire sortir cette connaissance de son cerveau pour la transmettre à autrui. Donc, la première étape à été la mimêsi, c’est-à-dire la capacité à reproduire des événements par les gestes.

C’est parce que les gestes trouvent leurs limites que le langage s’impose. Les objets fondamentaux du langage et de la parole sont thématiques ; leurs réalisations les plus saillantes sont le discours et la pensée symbolique. Les mots et les phrases, les signes et les grammaires seraient des maux nécessaires, des outils qui ont dû être inventés pour réaliser ce but représentationnel supérieur. Dans cette vision, le langage ne constituait pas une fin en soi, mais une adaptation ayant rencontré des besoins cognitifs et culturels particuliers, c’est-à-dire, en définitive, la formalisation et l’unification de la pensée et des connaissances. Il n’était pas tant un système de communication qu’une conséquence obligée d’une nouvelle méthode de pensée plus puissante. Par-dessus tout, le langage est une invention collective. Ainsi, l’émergence d’une adaptation périphérique telle que l’appareil vocal moderne a dû dépendre du niveau nouvellement atteint par les capacités de pensée, un changement fondamental qui a permis l’invention linguistique.

 

Le leader de Jean-Louis Dessalles

Pour Jean-Louis Dessalles, le langage s’est développé sous l’influence des leaders de groupe, depuis les proto-langages jusqu’aux langages élaborés qui permettent le raisonnement et la mise en mémoire de données d’expérience. Par le langage, le leader aurait affiché sa compétence à mener le groupe : d’abord en signalant les faits nouveaux, ensuite en rappelant l’expérience du groupe de façon à utiliser celle-ci pour faire face aux difficultés et l’enrichir (fonction de remémorisation-capitalisation). La signalisation aurait été une procédure non verbale pouvant être considérée comme un précurseur à la création de mèmes langagiers.

Ces théories relatives au langage-afficheur sont déjà anciennes. Mais, selon Jean-Louis Dessalles, les membres du groupe (les associés) ne suivent pas le leader par simple mimétisme ou entraînement. Ils se considèrent eux aussi comme des leaders virtuels : ils n’acceptent la primauté du leader qu’après avoir testé sa compétence. Ce test est en fait continu. Et c’est par le langage que s’effectuent ces tests : gestes ou cris, puis paroles proprement dites. Chaque assertion du leader est questionnée ou contredite. Le leader argumente. Seuls les arguments réellement convaincants sont retenus par les associés. Ainsi, les leaders ne sont pas encouragés à se prévaloir de compétences qu’ils n’ont pas. Les associés restent compétents, même lorsqu’ils acceptent – toujours sous réserve d’inventaire – la direction du leader. Maintenir sa propre compétence garantit qu’un leader ne prendra pas le pouvoir en jouant de ses capacités.

Ainsi le langage (ou si l’on préfère l’échange de mèmes), qui sert de véhicule à ces affichages et tests de compétence, se développe en permanence, tant sur le plan des fonctions que des contenus mémorisés. La dialectique leader-associés peut prendre toutes les formes possibles, depuis la conversation quotidienne (babillage obéissant à des règles strictes d’affirmation-contestation) jusqu’à la discussion d’hypothèses scientifiques dans des instances académiques. C’est cette hypothèse que l’on peut appeler la théorie du langage afficheur contesté.

Les échanges langagiers sont particulièrement favorables à la naissance et au développement des mèmes. Le langage afficheur se traduit le plus souvent par l’énoncé de mèmes que le leader a capté et qu’il reprend à son profit (d’une façon souvent inconsciente). Mais les associés peuvent combattre les mèmes du leader en faisant appel à d’autres mèmes. On pourrait dire d’une façon différente que des mèmes adverses peuvent profiter du terrain offert par les associés contestataires pour tenter leur chance. La capitalisation des contenus d’expérience au sein des langages repose en partie sur l’archivage et la redistribution de mèmes. Les mèmes évoluent selon les lois de la sélection darwinienne, en superposition de l’évolution des groupes et de leurs associés. Si une mutation apparaît au niveau d’un mème, du fait d’une innovation introduite par un leader ou un associé, elle se propage ou non en fonction de la sélection que lui impose le milieu utilisateur du langage. Il y a des mèmes simplistes et des mèmes très complexes (théories scientifiques) dont les chances de survie respectives ne peuvent être prédites à l’avance.

Chez les hominiens primitifs, les groupes étaient en compétition entre eux, mais de manière sporadique, compte tenu de leur dispersion géographique et du peu de diversification de leurs comportements. Les groupes humains modernes sont au contraire en compétition permanente et à grande échelle, derrière leurs leaders. Les groupes eux-mêmes sont devenus multiples, par la taille, par la nature de leurs intérêts et activités, par la qualité de leurs leaders et de leurs associés. La compétition entre les communautés entraîne de nombreux regroupements, destinés à assurer la survie collective de ces agrégations au sein desquelles chacun se comporte comme un associé dans un groupe individuel. Les collectivités associées élisent un groupe leader ou un leader de groupe leader, à condition d’être satisfaits, après l’avoir testée, de son aptitude au leadership.

Dans les groupes ayant déjà acquis par eux-mêmes une forte compétence langagière, l’assimilation à des regroupements plus vastes se négocie à partir d’argumentations faisant une plus large place à la rationalité de type scientifique. C’est ainsi que des leaders charismatiques, faisant en permanence appel à l’irrationnel (mysticisme, culte de la personnalité) peuvent entraîner certaines populations mal informées. Mais ces mêmes leaders auront beaucoup plus de difficultés à être pris au sérieux dans des sociétés dont les membres pratiquent depuis longtemps la contestation interne.

Avec l’apparition d’un langage évolué, les mèmes vont pouvoir développer leur puissance. Les premiers récits de chasse, les premiers contes, les premiers échanges technologiques vont être autant de mèmes qui participeront à l’évolution des cultures humaines et à l’élaboration des premiers mythes. Ils entraîneront l’Homme vers une accélération exponentielle des technologies.

 

Les super-organismes d’Howard Bloom

Dans « The lucifer Principle », Howard Bloom expose que les mèmes ne seraient pas que langagiers mais également comportementaux. Les lois de la mémétique pourraient ainsi s’appliquer au-delà de l’espèce humaine. Il propose à cet égard une analyse mémétique de l’histoire basée sur l’importance des super-organismes dans le darwinisme.

Dans les super-organismes que sont les sociétés d’insectes sociaux, on ne s’étonne pas de voir les insectes individuels disposer de moyens de communication fournis par l’évolution, par exemple les phéromones. L’utilisation des phéromones résout à la fois la question de la forme et du fond (c’est-à-dire du contenu sémantique) de l’échange. Si par ailleurs de telles sociétés, par exemple celles des abeilles, pouvaient générer une culture non entièrement sous contrôle génétique, à partir de l’échange de messages produits par les insectes eux-mêmes en interaction avec un environnement spécifique, on ne s’étonnerait pas davantage de voir que chaque individu puisse saisir, même à partir d’indices faibles, le contenu cognitif des signaux produits par les autres.

Il faut se rappeler qu’avant d’être autonomes, les individus appartenant aux espèces complexes, y compris l’espèce humaine, sont les membres d’un super-organisme (ou de plusieurs super-organismes) qui leur offrent dès le départ un milieu culturel très organisé. Celui-ci est constitué d’innombrables représentations implicites, d’innombrables signaux ou symboles codifiés qui correspondent à ces représentations et qui prennent la forme des divers langages utilisés par ces groupes pour la communication interindividuelle. Les représentations collectives ne flottent pas en l’air. Elles sont présentes, sous forme de mèmes ou de métamèmes, dans les cerveaux de certains individus (les individus « cultivés »). Elles se transmettent par l’enseignement et par l’usage. Quand elles sont structurées, elles prennent la forme de contenus scientifiques. L’apprentissage consiste alors à relier le signal et la représentation collective qu’il symbolise, aux représentations et aux signaux déjà acquis par l’individu, ceci dès sa vie embryonnaire. Si j’apprends que l’objet que je vois s’appelle un avion et que le mot avion sous-tend un ensemble de relations dont je n’avais jusqu’à présent qu’un modèle sommaire résultant de ma propre expérience, je deviens capable d’enrichir ce modèle de tout ce que j’apprendrai ultérieurement relativement aux avions.

Il faut bien voir que ce processus de mise en conformité des membres d’un super-organisme, inhérent à leur existence (lesquels organismes sont en compétition darwinienne les uns avec les autres), n’est pas apparu et ne se poursuit pas à la suite d’un plan défini. Il résulte d’un mécanisme permanent de type reproduction, mutation, sélection, amplification, c’est-à-dire d’un processus darwinien. Ce processus ne peut intéresser que des entités évolutionnaires – donc aptes à la réplication -, s’exprimant sur le mode darwinien. En d’autres termes, l’ensemble du processus d’élaboration et de consolidation du super-organisme repose sur l’émergence et la compétition darwinienne permanente des neuromèmes, puis des sociomèmes, résultant de l’activité des systèmes moteurs et cérébraux des membres du super-organisme.

Les mèmes ne sont donc pas des facteurs épisodiques apparus dans la vie sociale, mais les agents de base responsables de la constitution des super-organismes associant des individus dotés d’un système nerveux. Il ne faut donc pas s’étonner s’ils s’adaptent aux représentations comme des clefs à des serrures, mutations mises à part. Il ne faut pas non plus s’étonner qu’ils soient partout et qu’ils jouent de multiples rôles.

Certains peuvent être nuisibles à la survie d’un super-organisme. On parlera alors de mèmes parasites ou mortels. Mais ils participeront à l’émergence d’autres super-organismes qui pourront s’épanouir en recrutant des associés dans les super-organismes résistants.

Quelles conclusions peut-on tirer de ces affirmations pour le super-organisme humain ? Pour certains méméticiens, l’augmentation de la taille du cerveau chez les hominiens proviendrait du fait que celui-ci a été « colonisé » dès les origines par la multiplication des mèmes langagiers et comportementaux.

Les bébés humains naissent avec un petit cerveau, de l’ordre de 25 % environ du cerveau d’un adulte. C’est moins que les 70 % que l’on observe chez les singes macaques à la naissance (pourcentage rapporté à la taille du cerveau d’un adulte), ou même que les 40 % chez les bébés chimpanzés. On sait que, chez l’homme, le développement du cerveau après la naissance joue un rôle essentiel dans sa capacité à développer un langage complexe. Les câblages neuronaux se mettent alors en place, au gré des interactions qui se nouent entre le nouveau-né et son environnement, ses parents et son groupe social d’appartenance.

Cette particularité découle du fait que, si les femelles d’hominidés n’avaient pas procédé à une limitation drastique de la taille du cerveau de leurs embryons, elles n’auraient pas disposé de l’énergie nécessaire au fonctionnement simultané de leur propre cerveau et du cerveau d’un fœtus représentant 70 % de la taille de celui d’un adulte. De plus, la bipédie des hominiens a entraîné un rétrécissement du bassin, qui a eu pour conséquence mécanique une limitation de la taille du cerveau à la naissance.

Cette contrainte imposée par la bipédie de devoir construire son cerveau après la naissance a sans doute eu pour conséquence inattendue l’apparition des mécanismes cérébraux qui conduiront au langage, à l’écriture, et donc à la culture sous ses formes diverses. Dès la naissance, le nouveau-né babille et communique avec ses parents et ses pairs, en exploitant les bases neurales dont il dispose héréditairement. La pratique de tels langages enfantins facilite la survie au sein du groupe : celui qui en dispose détient un avantage sélectif. Autrement dit celui qui aura, par mutation, bénéficié de bases neurales favorisant particulièrement le babillage, celui-là sera mieux armé que les autres. Et lorsqu’il sera lui-même en âge de reproduction, il transmettra les gènes mutés qui auront favorisé son développement cérébral. De génération en génération, les commandes génétiques correspondantes se trouveront donc renforcées, avec, le cas échéant, une augmentation lente de la taille du cerveau. D’une façon certes invisible pour nos moyens d’observation actuels, seront ainsi transmises les bases génétiques qui permettent d’obtenir un cerveau plus performant. Ces transformations en quelque sorte forcées du cerveau ont donné des capacités d’adaptation nouvelles aux hominidés.

 

Cui bono ?

En regard des avantages indéniables procurés par les mèmes dans l’évolution humaine, Dan Dennett pose la question « Cui bono ? », c’est-à-dire : « à qui le bénéfice ? ».

Il répond : « La première loi des mèmes, tout comme celle des gènes, est que la réplication n’est pas nécessairement pour le bien de quelque chose ; les réplicateurs prospèrent quand ils sont bons… en réplication ! Le point capital, c’est qu’il n’y a pas de connexion nécessaire entre le pouvoir réplicatif d’un mème, son « aptitude » par rapport à son propre point de vue, et sa contribution à notre aptitude, quel que soit l’étalon par lequel nous la mesurons ».

Dawkins précise : « Dès que la soupe originelle a rassemblé les conditions nécessaires permettant aux molécules de se copier elles-mêmes, les réplicateurs ont pris le relais. Pendant près de trois milliards d’années, l’ADN fut le seul réplicateur qu’il valait la peine de mentionner dans le monde. Mais il ne gardera pas nécessairement ce monopole indéfiniment. À chaque fois que les conditions seront rassemblées pour qu’un nouveau réplicateur puisse faire des copies de lui-même, ces nouveaux réplicateurs prendront le relais et commenceront à leur tour une nouvelle évolution ».

Il ne faut pas assimiler trop complètement gène et mème. Ces deux entités évoluent dans des domaines très différents. Le mécanisme d’ensemble de leur développement est cependant voisin. Il s’agit d’un algorithme, c’est-à-dire une sorte de recette qui fonctionne indépendamment des ingrédients. Ainsi, pour des mèmes, la réplication d’une personne à une autre est très fréquente. Elle est imparfaite, à l’instar de la réplication des gènes de parents à enfants : l’information se transforme en se reproduisant. Parmi toutes les variantes exprimées, certaines seront à leur tour répliquées et transformées de nombreuses fois, tandis que d’autres disparaîtront. Les mèmes subissent aussi les trois processus de l’algorithme darwinien : réplication, variation et sélection. Mais, contrairement aux gènes, ils prennent d’innombrables formes, utilisant d’innombrables supports, se regroupent en d’innombrables familles (les mèmeplexes), ce qui rend difficile l’établissement de typologies.

En tant que réplicateurs, les mèmes entrent en compétition darwinienne les uns avec les autres, de façon encore plus égoïste que ne le font les gènes. Ces derniers sont en effet contraints par la sélection de groupe à favoriser la survie du groupe, car la disparition du groupe entraînerait en général leur propre disparition. Il n’en est pas de même pour les mèmes. Comme ils sautent très facilement d’un cerveau à l’autre, servir l’intérêt de ces cerveaux ne leur apporte pas d’avantage particulier. Les mèmes, en d’autres termes, ne s’intéressent pas à la survie des gènes. Ceci veut dire que, si la culture humaine est pour l’essentiel le produit de l’activité des mèmes, cette culture n’aurait pas pour objectif – ou plutôt pour résultat – de servir l’intérêt des hommes, simples véhicules pour les mèmes. Les mèmes sont des réplicateurs, mais ils servent égoïstement leurs propres objectifs en se répliquant et mutant dès qu’ils en ont la possibilité.

Inutile de préciser qu’une telle formulation n’implique pas que les réplicateurs, gènes ou mèmes, sont dotés d’une volonté. Dans la conception darwinienne de l’évolution, les mutations se font au hasard. À mesure qu’ils se perpétuent, les mèmes façonnent notre esprit et notre culture, ce qui peut d’ailleurs créer de nouveaux environnements favorisant des mutations génétiques, telles que celles ayant permis le développement du cerveau, de l’appareil nécessaire au langage et autres traits caractéristiques de l’homo sapiens.

Pour illustrer ces affirmations, Cavalli-Sforza et Feldman ont fait l’inventaire des différents mécanismes de transmission culturelle et ont fourni des modèles mathématiques de cas particuliers, y compris des cas d’inadaptation. Un exemple sérieux d’inadaptation nous est fourni par les Foré, une tribu des hauts plateaux en Nouvelle-Guinée qui pratiquait le cannibalisme dans les rites funéraires. Dans le cadre de célébrations complexes pour honorer les morts, les Foré mangeaient certaines parties du corps humain. En fait, plutôt que de manger de la chair humaine, ils préféraient manger du porc, et comme les hommes se réservaient généralement cette nourriture recherchée, ils laissaient le cannibalisme principalement aux femmes et aux enfants. Cette pratique entraîna directement une épidémie de kuru, une maladie dégénérative qui provoqua la mort de près de 2 500 membres des Foré, surtout des femmes et des enfants. Cavalli-Sforza et Feldman démontrèrent mathématiquement qu’une pratique aussi inadaptée pouvait éliminer jusqu’à 50 % de ses adeptes, et qu’elle pouvait cependant se perpétuer au sein de la population concernée. On peut en conclure que le comportement permettant à un individu d’optimiser ses chances de léguer son patrimoine culturel n’est pas toujours celui qui optimise la transmission de ses gènes à la génération suivante.

Cependant, pour Susan Blackmore, tous les mèmes ne sont pas inutiles à notre survie, c’est-à-dire à celle de nos gènes. Pour elle, les langues, les systèmes politiques, les institutions financières, l’éducation, la science, la technologie… sont des mèmes (ou des groupes de mèmes) qui se transmettent de personne à personne par imitation et qui se co-développent symbiotiquement avec les gènes dans un processus évolutionnaire global : les mèmes y sont les réplicateurs évolutifs et les hommes y sont des machines à fabriquer des mèmes tout en étant des machines à reproduire leurs propres gènes. Cette conception permet de retrouver l’un des mécanismes fondateurs de l’évolution, qui est la symbiose. Qui profite de qui dans ces symbioses ? Sans doute l’ensemble. Vers quoi, vers quel avenir se dirige l’évolution ? A défaut de pouvoir répondre clairement à ces questions, l’homme a un avantage indéniable sur le reste du vivant : il en est conscient.

 

La conscience est un mème

Pour Dan Dennett, la conscience n’est qu’une illusion. Plus exactement, c’est un concept mystificateur, car il suppose l’existence d’un centre unifié de pilotage des pensées et des conduites humaines. En fait, le psychisme est un ensemble hétérogène qui combine toute une série de processus mentaux que l’on connaît mal : la perception, la production du langage, l’apprentissage, etc. Nous attribuons aux humains, et donc à nous-mêmes, des « intentions », une « conscience », parce que nos conduites sont finalisées. Mais ces mots font écran à la compréhension des mécanismes mentaux sous-jacents.

Les peuples primitifs, mais aussi les enfants, attribuent généralement aux forces de la nature (l’orage, le vent) des « intentions », parce qu’ils leur semblent commandés par une « âme ». On pourrait tout aussi bien attribuer une intention à un ordinateur joueur d’échecs : celle de « vouloir » gagner la partie. Il n’y a aucune raison de tracer une barrière infranchissable entre l’esprit des humains et celui des animaux ou des machines. Dans tous les cas, ce sont des dispositifs mentaux qui réalisent certaines opérations. Toutefois, pour les humains, les aptitudes se sont complexifiées avec l’évolution.

Susan Blackmore, analysant ces dispositifs mentaux, affirme que la conscience est un mème, ou plutôt un ensemble de mèmes, un mèmeplexe, qu’elle qualifie de « selfplexe ». La conscience est un mème particulièrement élaboré puisqu’il s’agit d’un mème conscient d’être un mème, et donc doté d’un pouvoir réplicatif infiniment plus grand que celui dont dispose le mème qui n’a pas cette conscience. Cela ne veut pas dire pour autant que la personne humaine, que le « Je » évacué en tant qu’entité spécifique, puisse reprendre le dessus.

Qui sommes-nous ? Qui est le « Je » qui parle ? Actuellement le dualisme, postulant l’existence d’un esprit séparé du corps, n’a plus guère de défenseurs chez les scientifiques occidentaux. Pour sa part le réductionnisme, qui ramène l’esprit au fonctionnement coordonné d’un ensemble de neurones, n’a pas davantage mis en évidence l’existence ou le siège de tels neurones. Nulle part n’apparaît un moi en charge du contrôle de ma vie. L’organisme que je suis fonctionne très bien dans un ensemble d’actions-réactions interagissant avec le milieu. Ce fonctionnement est certes régulé et coordonné, mais de façon identique à celui d’un organisme animal ou d’un robot complexe.

Le « Je » est-il alors simplement une illusion ? Susan Blackmore répond par l’affirmative – avec une nuance importante. Comme nous venons de le dire, pour elle, le « Je » est un ensemble de mèmes particulièrement envahissants, le selfplexe, qui s’est installé dans notre cerveau et qui s’y renforce sans cesse en protégeant et en légitimant les mèmes qui s’y agrègent. Les mèmes isolés trouvent une force reproductive accrue en s’associant pour constituer un « Je » qui décide de tout à leur place, comme des fantassins isolés prennent une force nouvelle en se regroupant au sein d’une armée qu’ils dotent d’un général. Cette nouvelle armée, c’est le selfplexe. Le rôle du « Je » représenté par le selfplexe n’est pas de défendre un hypothétique moi, mais d’aider les mèmes associés en son sein à se propager.

Chaque « Je » est une « machine à mèmes », une « meme machine ». Mais nous sommes aussi des machines biologiques, des machines à gènes ou « gene machines », ces machines biologiques aux capacités et intérêts variés que définissent nos gènes, ainsi que notre appartenance à une espèce et, plus précisément, à des groupes au sein de cette espèce. Il s’agit là de réalités biologiques et sociétales existant chez les hommes comme dans toutes les autres espèces vivantes. Elles sont le terrain indispensable à la vie des mèmes, et évoluent selon des logiques qui ne recoupent que partiellement celles des mèmes. Ces machines biologiques s’interpénètrent en permanence avec les machines mémétiques que nous sommes par ailleurs. Il faut s’en convaincre, et se laisser vivre ainsi.

 

Certains mèmotypes de nos sociétés

Outre sa capacité à expliquer l’évolution des phénomènes culturels chez les hominidés, la mémétique offre une voie de recherche particulièrement intéressante pour étudier certains sujets qui préoccupent nos sociétés contemporaines tels que les extraterrestres ou la religion.

Pour Susan Blackmore, les extraterrestres constituent un mèmeplexe contenant la représentation de créatures maigres et de petite taille (1,20 m environ) avec de grands yeux noirs, l’image de vaisseaux dans lesquels ils atterrissent et l’interprétation des opérations qu’ils effectuent, la raison pour laquelle ils visitent notre planète, et toutes les autres particularités rapportées par les médias. Comme le soutient Elaine Showalter dans « Hystories », c’est par les récits que se propagent de telles croyances. Il est intéressant de noter que les intentions prêtées aux extraterrestres varient en fonction de la conception que chacun se forge de l’avenir. Les inclinations des adeptes de John Mack vont vers un type d’extraterrestres bienveillants et écologistes, qui débarquent pour nous mettre en garde contre une catastrophe imminente, alors que les adeptes du courant de Jacobs craignent d’être enlevés dans le cadre d’un projet réglé visant à produire des bébés mi-humains, mi-extraterrestres, pour envahir notre planète.

Hormis le fait qu’une des clés pour comprendre les expériences d’enlèvements par des extraterrestres est le phénomène de la paralysie du sommeil, le mythe de l’enlèvement est un ensemble efficace de mèmes. Pour commencer, il est très difficile de le tester, ce qui l’a protégé contre la démolition. Il est rare qu’on capture des extraterrestres sur radar ou qu’on réussisse à les photographier, car leur technologie est très avancée.

La théorie du complot dénonce l’idée selon laquelle aucun gouvernement ne détiendrait des preuves d’atterrissage d’extraterrestres. Pour ses partisans, les gouvernements cachent en fait des vaisseaux spatiaux entiers, voire des corps congelés d’extraterrestres, et ils paieraient tous ceux qui en sont témoins pour être sûrs que le secret ne sera pas divulgué et que le public restera dans l’ignorance. Le complot est tellement puissant qu’aucune de ces personnes n’a jamais soufflé mot de tout cela. Chose intéressante, des preuves dont on pourrait croire qu’elles réfutent le mythe, comme le fait de montrer de prétendus implants, n’ont presque aucun effet. Le mèmeplexe de l’enlèvement fournit une explication pour une expérience traumatisante qui est la conséquence de la paralysie du sommeil. Pourtant, ces idées séduisent dans les cultures occidentales.

Les humains, comme beaucoup de primates auxquels ils sont apparentés, ont évolué dans le respect et la crainte des mâles, ceux-ci étant dotés dès lors d’un statut social élevé. Les divinités ont profité de cette tendance naturelle, et aujourd’hui, il en va de même pour ceux qui profitent des avancées du monde scientifique et pour exploiter les craintes légitimes qu’inspire la technologie. Il y a aussi la promotion assurée par des chaînes de télévision tentées de complaire à des spectateurs avides d’émissions spectaculaires au cours desquelles les participants sont heureux de pouvoir raconter leurs histoires stupéfiantes, et de se sentir exceptionnels en le faisant. Enfin, ces théories sont d’autant plus irréfutables qu’elles sont protégées par la théorie du complot. C’est la qualité de cette protection qui déterminera le temps que durera ce mèmeplexe. Comme un virus, celui-ci se propagera en infectant aléatoirement les individus, et puis, comme un virus, il cessera de se répandre. On peut penser par exemple que les producteurs renonceront à inviter des victimes d’enlèvements pour raconter leurs histoires incroyables, et ce, d’autant plus rapidement que leur public s’en lassera et souhaitera découvrir d’autres nouveautés. Bien qu’il ait du succès, ce mèmeplexe particulier aura une vie limitée.

Parmi les mèmotypes universels de grande notoriété, les dix commandements occupent une place privilégiée. Nous avons là un exemple de mèmeplexe constitué de mèmes subalternes et par ailleurs autonomes : les dix commandements pris individuellement. Parmi eux, certains sont directement orientés vers la propagation du modèle d’un Dieu unique et invisible, par élimination de ses concurrents (« Tu ne feras pas d’image des idoles », « Tu n’adoreras pas d’autres dieux que l’Éternel ton dieu », « Tu t’abstiendras de travailler un jour par semaine pour honorer l’Éternel »). D’autres sont plutôt destinés à promouvoir la paix sociale et la constitution de familles stables. Ils viennent contrer un phénomène mimétique propre à l’homme qui est à l’origine de nombreux conflits. Ainsi, dans le livre de la Genèse, Ève est incitée par un serpent à manger la pomme, et Adam convoite dès lors ce même objet, dans une chaîne mimétique évidente. On retrouve ce même élément d’envie dans le meurtre d’Abel par Caïn, et l’envie, c’est la rivalité mimétique, la fascination du double, l’indifférenciation.

Le dernier commandement du Décalogue : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain », interdit très explicitement le désir mimétique. Le commandement énumère tous les objets qu’on ne doit pas désirer, mais s’arrête au beau milieu de cette entreprise, qui se révèle impossible. Pour ne rien omettre, il suffit de mentionner le dénominateur commun de tous les objets désirés : ils appartiennent tous au voisin, au prochain. En nous interdisant de désirer tout « ce qui appartient à ton prochain », le dernier commandement interdit le désir mimétique. Ce dernier commandement est l’interdit essentiel, celui qui les résume tous. Si on peut respecter celui-là, les précédents ne poseront aucun problème.

« Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain ». D’autres commandements assurent la transmission de la religion via les parents et est favorisée par le code (« Tu honoreras ton père et ta mère »), et la stabilité des familles a pour conséquence une meilleure observance des préceptes religieux. En conséquence, l’expansion pacificatrice de la religion par l’intermédiaire des mèmes est une dynamique vertueuse, réciproquement profitable entre une tranquillité qui favorise l’exercice du culte et la diffusion de principes qui régulent les instincts brutaux au sein de la communauté.

 

Les tèmes de Suzan Blackmoore ; A la rencontre de réplicants du 3eme type.

Tout comme l’émergence du langage, l’écriture est, bien entendu, une évolution supplémentaire pour les mèmes, puisqu’elle assure une certaine pérennité à celui-ci. Les histoires relayées par la tradition orale peuvent être mémorisées par les cerveaux humains, mais à part cela, les sonorités du langage sont éphémères par définition. L’écriture est le premier pas vers la fixation du langage dans la durée. A travers l’histoire, les mèmes ont systématiquement favorisés les supports d’écriture les plus performants et les plus durables. Il en a été ainsi des prémices de l’écriture, basée sur des signes cunéiformes apposés sur des tablettes d’argile par les Sumériens, aux copies sur peau de mouton des moines du Moyen-âge, puis à l’impression à l’aide d’une presse de caractères sur des feuilles de cellulose et ce, jusqu’aux systèmes numériques contemporains, dont les supports peuvent être des bandes magnétiques, des disques optiques, des mémoires permanentes, et maintenant des systèmes répartis tel que le « cloud computing ».

Le passage à la numérisation de l’écriture a entraîné une évolution significative dans la mesure où il s’agit désormais de copier les instructions plutôt que le produit. C’est sur ce principe que se construit le capitalisme cognitif.

Les savoirs et les pratiques développés par les dispositifs techniques de l’information et de la communication ont-ils contribué à construire nouvelle une forme symbolique dominante ? L’interpénétration réciproque des pratiques culturelles et des processus de communication interactifs ainsi que la convergence entre l’audiovisuel, l’informatique et la télécommunication ont-elles modifié les modes de symbolisation ?

Robert Aunger poursuit actuellement des travaux sur le changement sans doute radical qu’apportera dans quelques années l’émergence de systèmes automatiques intelligents, associés ou non à des cerveaux humains. L’élément nouveau viendra du fait que de tels systèmes pourront générer leurs propres mèmes, grâce à leur puissance autoréférentielle et créatrice. On pourra les nommer des « technomèmes ». Ces mèmes viendront en conflit darwinien avec ceux des systèmes sociaux traditionnels. On entrera alors dans un monde différent de celui que nous connaissons, et qu’il convient de prendre en considération dès à présent. Une évolution radicale est sur le point de bouleverser notre univers, qui est essentiellement basée sur les capacités mémétiques des technologies, et leurs capacités de s’associer en méta-mèmes ou mèmeplexes d’une très grande puissance opérationnelle. Ceci, d’autant plus que les machines computationnelles n’ont pas besoin de langages symboliques ou autres médiateurs pour échanger et agréger leurs mèmes. Par construction, elles peuvent se parler directement de cerveau artificiel à cerveau artificiel.

Sommes-nous en train de voir émerger des systèmes bioanthropotechniques ? C’est-à-dire des techniques qui se développent selon des lois propres où l’humain intervient peu ou pas du tout. Nous avons fabriqué le matériel et les logiciels dont dépendent les réseaux informatiques, et nous devons les entretenir pour éviter que les systèmes de copie ne s’effondrent. Pour l’instant, notre nature biologique pilote toujours le choix des mèmes qui y auront du succès. Il s’agit essentiellement de ceux en rapport avec le sexe, la nourriture, et le combat. Tout mème capable d’intégrer de tels mèmeplexes ou de s’associer avec eux a plus de chances de réussir. Dans ce sens, Internet a toujours besoin de nous, et est autant piloté par les gènes humains que par ses mèmes. Mais cela pourrait changer très vite. Il existe déjà des logiciels flottants qui se déplacent librement dans l’espace virtuel, appelés « bots ».

La manière d’avancer en intelligence artificielle consiste à construire de petites entités stupides qui font des « choses intelligentes » lorsqu’elles se réunissent en un super-organisme. On peut très bien concevoir que le Net soit envahi par de telles créatures stupides autonomes proliférant en tous sens pour accomplir des tâches utiles. Pour le moment, seuls des virus ou parasites ont été créés par des êtres humains de volonté délibérée. Mais les « bots » pourront-ils muter en virus et commencer à engorger le système ?

Il est certain que des erreurs de copie ont lieu dans tout système, et elles mènent parfois à des produits qui prolifèrent à l’insu de leurs créateurs. L’Internet est devenu un vaste ensemble de technologies de moins en moins contrôlables, pour ne pas dire plus du tout en ce qui concerne certaines infrastructures. Mais, aussi longtemps que des humains assureront l’entretien de cette l’infrastructure, le système pourra échapper au contrôle de ses promoteurs. Exactement comme un écosystème naturel. Les machines, outre le fait de servir de support aux informations, les sélectionnent et les copient sans intervention humaine ; mais elles sont également capables de les combiner et de les modifier. Ainsi, le moteur de recherche Google est capable de sélectionner, de coller et d’assembler des données afin de fournir de nouvelles informations. Tout comme les gènes ou les mèmes, ce mécanisme se base sur les trois étapes que sont la copie, la modification et la sélection, qui sont les processus fondamentaux de tout réplicateur.

Le bon sens voudrait que les moteurs de recherche sur Internet soient une invention mise en œuvre au profit de l’utilisateur. Or, si un nouveau réplicateur est en cause, nous devons nous poser des questions. Il faut s’attendre à ce que le système croisse rapidement, en échappant à notre contrôle. Nous n’en sommes qu’aux premiers balbutiements en matière d’assemblage des informations, mais nous pouvons en entrevoir l’évolution possible à partir d’exemples tels que le moteur Wolfram Alpha ou le site « True Knowledge », qui sont interrogeables en langage naturel, et qui préfigurent ce que sera le web 3.0 (appelé aussi web sémantique). Une grande partie du contenu du web est désormais conçu automatiquement, donc par des machines et non plus par des personnes.

De même que les mèmes fonctionnent indépendamment des gènes, les tèmes de l’information numérique ignorent les deux réplicateurs précédents, même si certains principes généraux s’appliquent à tous. L’expansion fulgurante des technologies, leur complexité croissante et l’amélioration de leur interconnexion, qui font partie de la loi du retour accéléré élaborée par Ray Kurzweil, sont les signes que le processus qui est à l’œuvre est identique à celui des deux autres réplicateurs. Les réseaux routiers ressemblent à des systèmes vasculaires, et les deux s’apparentent à des réseaux informatiques, car ils rassemblent des éléments isolés en systèmes interconnectés, optimisés, qui améliorent la topologie des systèmes et leurs capacités d’accès aux ressources selon les lois de la théorie constructale. L’Internet relie des milliards d’ordinateurs par des milliards de connexions, comme un cerveau humain relie des milliards de neurones par des milliards de connexions. La ressemblance est troublante, car les deux systèmes font un travail similaire.

L’émergence d’un troisième réplicateur à partir de mémoires in sillico va forcément entrer en interaction avec les deux réplicateurs existants. A l’identique des mèmes, qui se multiplient pour survivre et qui ont déjà modifiés le cours de l’évolution humaine au détriment de son bien-être, comme ce fut le cas lors de la révolution néolithique, les tèmes, parce qu’ils voudront assurer leur survie et leur prospérité, vont influencer le cours de l’évolution humaine.

Au-delà de cette interaction, des tèmes accouchés par des machines ne seront-ils pas qu’au service de ces machines ? En d’autres termes, la « conscience » du super-organisme « créature » n’est-elle pas en marche ? Avec les technologies de l’information, et notamment avec le Web, les tèmes ont trouvé de nouveaux terrains infiniment productifs pour se développer. Dans cet ordre d’idée, Jean-Michel Truong évoque, dans son ouvrage « Totalement inhumaine », l’hypothèse des e-gènes (autre nom des e-mèmes) qui développeront un être nouveau virtuel qu’il a nommé le « Successeur », « successeur de pierre », c’est-à-dire de silicium, de l’humanité actuelle.

La recherche en intelligence artificielle travaille activement dans cette direction. Elle s’efforce de mettre au point des robots capables de coordonner leur expérience de manière autonome à partir de leurs aptitudes à voir, se mettre à la place de l’autre, se situer dans l’espace, fabriquer des sons. De tels robots existent déjà et obéissent à un langage qui leur est propre : lorsqu’un premier robot émet un son pour désigner un objet qui se trouve devant lui, le deuxième robot pointe du doigt l’objet qu’il pense que l’autre a nommé. Si ce n’est pas le bon objet, le premier robot va alors apporter des informations supplémentaires en désignant l’objet auquel il faisait référence. Le deuxième robot observe alors l’objet et, grâce à cette séquence, il enregistre le nom de l’objet sous lequel le premier robot l’a désigné. Ce type d’échanges permet aux robots de roder leur lexique commun, mais aussi d’inventer de nouveaux noms qu’ils auront ensuite en partage. Comme ils peuvent réitérer cette expérience indéfiniment, ils sont en mesure de créer très rapidement un lexique commun pour désigner les objets qui les entourent.

Si l’on veut améliorer la communication, on ne peut s’en tenir aux substantifs ; il convient d’introduire d’autres éléments grammaticaux. C’est dans cette intention que les chercheurs ont introduit des mécanismes plus complexes dans l’unité de commande des robots afin que ceux-ci soient en mesure de créer leur propre grammaire. Cette dernière combine des catégories telles que les noms et les verbes. Elle possède l’embryon d’une structure syntaxique similaire à celle du langage naturel de l’Homme. Les premiers tèmes du langage des robots qui apparaissent peuvent les inciter à exercer d’autres activités, faisant surgir des motivations que nous ne pouvons que deviner. Nous ne serons peut-être pas capables d’imiter tout ce que feront ces nouveaux robots, et nous seront alors exclus de leur évolution culturelle. Nous risquons ainsi d’en perdre la maîtrise.

 

Les automates cellulaires de Von Neumann.

Si, jusqu’à maintenant, la construction et la maintenance des composants traitant de l’information tels que les serveurs, les réseaux informatiques, mais aussi la conception des logiciels, sont encore à la charge de l’Homme, cela pourrait changer dans un futur proche. Une tette révolution pourrait venir des nanotechnologies. John Von Neumann, mathématicien et physicien américain d’origine hongroise, qui a apporté d’importantes contributions, tant en mécanique quantique qu’en analyse fonctionnelle, en théorie des ensembles, en informatique, en sciences économiques, ainsi que dans beaucoup d’autres domaines des mathématiques et de la physique, est à la base d’un modèle de calculateur à programme auquel son nom reste attaché, même si lui-même l’attribuait à Alan Turing.. Ce modèle, qui possédait une unique mémoire servant à conserver les logiciels et les données, étaient extrêmement innovant pour l’époque. Il est à la base de la conception de nombreux d’ordinateurs. Von Neumann est également à l’origine du concept novateur d’automate cellulaire, lequel a permis de construire les premiers automates autoreproductibles, selon une idée qui figure dans son œuvre posthume « Theory of Self Reproducing Automata ».

Les machines Von Neumann sont capables d’accomplir une tâche élémentaire, mais aussi de se multiplier pour accomplir cette tâche. Dans les années 90, Stephen Wolfram prit appui sur elles pour développer un nouveau cadre conceptuel fondamental qui s’applique à de nombreux problèmes de base en physique, biologie, informatique, mathématiques, et à plusieurs autres domaines. La publication de « A New Kind of Science » a été perçue comme l’amorce d’un changement de paradigme d’une importance historique dans le domaine de la science, avec de nouvelles incidences qui émergent chaque année à un rythme croissant, rentrant ainsi dans le cadre de la loi du retour accéléré.

Les automates cellulaires ont comme support une matrice de cellules de dimension 1, 2, 3, ou davantage. Ils évoluent constamment, de manière discrète. A chaque nouvelle génération, l’état de chaque cellule est redéfini en fonction de celui de la génération précédente. La matrice entière est remise à jour de manière synchrone, les transitions de toutes les cellules s’effectuant en théorie simultanément. Bien qu’appliquant des règles de transitions simples et explicitées à chaque cellule, le déploiement d’un automate cellulaire peut conduire à l’émergence de structures beaucoup plus complexes. Et cela, à tel point que Stephen Wolfram va même jusqu’à présenter les automates cellulaires comme une nouvelle voie pour la compréhension de la complexité de la science, et plus généralement de la vie. John Von Neumann a été le premier dans les années 40 à s’intéresser à la manière par laquelle une machine pourrait se reproduire, c’est-à-dire produire une copie d’elle-même. A une époque où l’ADN n’avait pas encore été reconnu comme le matériau génétique de la nature, Von Neumann souhaitait mieux comprendre la logique qui sous-tend les phénomènes auto-réplicatifs ou auto-reproductifs.

 

La machine universelle de Von Neumann

Von Neumann a utilisé un automate cellulaire bidimensionnel à 29 états avec un voisinage de 5 cellules (1 cellule cible + 4 contiguës). Il a montré qu’une machine universelle pouvait être embarquée dans une telle architecture. Il a également décrit comment un constructeur universel pouvait être construit. C’est-à-dire une structure capable de générer, via un bras constructeur, n’importe quelle configuration enregistrée dans une structure de stockage (tape). Un tel constructeur est également capable de générer une copie de lui-même, c’est-à-dire de s’auto-répliquer.

 

La boucle auto-réplicante de Langton

Chris Langton a découvert que l’autoreproduction n’était qu’une des caractéristiques de la machine universelle de Turing. Une « machine » plus simple peut s’auto-reproduire sans satisfaire aux conditions de construction universelle d’une machine de Turing. De plus, les systèmes vivants ne sont probablement pas capables de construction universelle. Langton décide alors de développer un automate auto-réplicatif plus simple que celui de Von Neumann. Il se base sur les travaux d’Edgar Frank Codd en réutilisant son automate cellulaire à 8 états – avec un voisinage de 5 cellules -, une simplification de la machine von Neumann. La « machine » de base est une boucle constituée de 86 cellules formant un conduit de circulation de données fermé, entouré par une gaine. La structure de base comprend également un bras de projection qui permet sa duplication. Le conduit favorise la circulation de l’information sous forme de signaux : des couples de cellules qui constituent en fait le matériau génétique de la structure, le génome, et en permet la reproduction. Au moment où les signaux rencontrent la jonction avec le bras de projection, ils sont dupliqués. Une copie est renvoyée dans la boucle, et l’autre copie se propage le long du bras. C’est l’équivalent de la transcription du processus biologique. En arrivant au bout du bras, les signaux sont transformés en instructions. C’est l’équivalent de la translation du processus biologique. Le bras s’étend selon ces instructions pour former une autre structure, similaire à la première, et contenant le même patrimoine informationnel permettant la réplication.

 

L’ultime réplicant. L’écophagie globale du Grey Goo.

Le domaine de la recherche dans lequel s’applique le fonctionnement des automates cellulaires est la nanotechnologie. Le « nanomètre » désigne une unité de mesure infime (Nanomètre = 10-9 m).

Le préfixe « nano » est issu du grec « nanos », qui signifie minuscule. La recherche en nanotechnologies s’inscrit, entre autre, dans l’horizon d’attente de la cybernétique et de l’exploration spatiale : intelligences artificielles, chirurgiens moléculaires, corps humains améliorés, compilateurs de matière, colonisation spatiale, etc. Le fait de décrire les objets biologiques comme des machines est révélateur du lien entre cybernétique et nanotechnologie.

Il est envisagé de construire de minuscules nanorobots capables de se déplacer à l’intérieur du corps humain, voire dans les cellules du corps humain, à la recherche d’agents infectieux, de cellules cancéreuses, par exemple pour les marquer en vue de leur destruction par le système immunitaire, ou même pour les supprimer directement. Il est même envisagé d’utiliser ces robots pour réparer directement l’ADN endommagé des cellules.

Des applications plus étonnantes encore sont imaginées : réparation active de lésions en aidant à la reconstruction des tissus, voire en recréant directement les organes atteints ; augmentation des capacités du cerveau, par interfaçage direct avec des nano-ordinateurs ou des banques de données ; amélioration des tissus ; renforcement de la solidité des os. Évidemment, une des retombées espérées réside dans une augmentation significative de la durée de vie, dans un état de jeunesse préservé. La perspective de disposer d’une puissance de calcul sans précédent, voire de pouvoir reproduire des réseaux de neurones de taille comparable à ceux du cerveau humain, augmente la probabilité d’être en capacité de créer des « intelligences artificielles ». On ne peut dire aujourd’hui si les machines ainsi créées seront simplement des ordinateurs prenant mieux en compte leur environnement, des outils d’aides à l’analyse humaine, ou si elles dépasseront en rapidité, en puissance, l’intelligence humaine, mais rien ne permet d’exclure cette dernière hypothèse. En fait, le scénario actuellement le plus probable est celui d’une évolution conjointe inéluctable de l’homme et des machines, intégrant peu ou prou ces différentes conjectures.

Depuis les travaux de John Von Neumann, à la fin des années 1940, l’autoréplication a fait l’objet de nombreuses recherches. On peut écrire des programmes informatiques autorépliquants qui, une fois exécutés, reproduisent leur propre code. L’exemple le plus étudié est celui des automates programmables. Il n’existe aujourd’hui aucune machine capable de s’auto-répliquer, mais les recherches continuent, aussi bien dans le cadre de la vie artificielle que dans le domaine de la robotique. L’autoréplication est une des solutions envisagées par Eric Drexler pour permettre à ses assembleurs moléculaires de fabriquer des objets macroscopiques en des temps acceptables. Ces assembleurs de taille nanométriques capables d’autoréplication sont appelés réplicateurs (replicators). L’expression anglaise clanking replicator désigne une machine auto-répliquante de taille macroscopique. Une autoréplication incontrôlée de nanomachines produirait la catastrophe désignée sous le nom de grey goo, ou gelée grise, qui s’applique aussi à d’éventuelles bactéries génétiquement modifiées. L’ouvrage fondateur de Drexler, « Les engins créateurs, l’avènement des nanotechnologies », a été publié en 1986. Il y développe une vision qui prévoit la construction de machines nanoscopiques, ou « nanobots » organisés en essaims, les assembleurs, des machines qui seront utilisées pour fabriquer des objets atome par atome, grâce aux « bras » que pourraient constituer les microscopes à sonde locale, par exemple. Cette technique permettrait de construire, un peu laborieusement, une première série de nanomachines. Celles-ci seraient alors capables de s’auto-répliquer par auto-assemblage, lesquelles construiraient à leur tour facilement, et en grande quantité, toutes les nanomachines que l’on voudrait. Des molécules auto-catalytiques existent : la catalyse peut être très complexe, comme pour l’ADN avec la reproduction asexuée ; elle peut être directe, comme dans le cas de l’ARN. En fait, cela se fait en deux temps. Un brin d’ARN catalyse la formation du brin complémentaire, qui à son tour catalyse la formation du brin original.

Les nano-machines sont donc des robots de taille moléculaire formés par un assemblage de différents éléments de taille atomique, tels des bras articulés, des moteurs, des roulements, etc… Tractés par électricité statique, ces robots possèdent la capacité de se combiner entre eux. Leurs liaisons moléculaires deviennent alors très difficiles à casser. L’action de ces robots est déterminée d’avance par leur programmation interne. Pour les tâches qu’ils effectuent, on appelle aussi ces robots les « assembleurs ». Pour qu’ils soient utilisables, il faut des milliards ou des milliers de milliards de ces petits robots. Le corps fonctionne précisément de cette manière : on part de la cellule pour arriver au corps humain, lequel comporte des millions de milliards de cellules. Or, quand l’autoréplication d’une cellule vivante dérape, cela produit un cancer.

Un « emballement » de l’autoréplication des nano-machines provoquerait un cancer non-biologique et serait particulièrement destructeur.

S’inspirant du modèle des « machines biologiques » que sont les enzymes et les ribosomes, ces nano-machines seront capables de lier les atomes entre eux, et se répliqueront elles-mêmes, de telle sorte que la vitesse et l’échelle de la fabrique moléculaire seront multipliées. Pour assembler les milliards d’atomes formant ne serait-ce qu’une petite portion de matière, il faudrait des milliards d’années à une machine.

Les nano-objets ne peuvent être fabriqués que si l’on dispose de nanorobots capables de s’auto-répliquer en milliards de nanorobots à base de métaux et de silicium. S’échappant du contexte contrôlé d’une usine, ces nanorobots autonomes pourraient alors, en consommant toute la matière organique, se reproduire très vite, jusqu’à l’infini, et jusqu’à saturer tout l’environnement naturel. Ce qui s’appelle la gelée grise, qui serait en fait une « nanomasse ». Robert Freitas proposera le terme d’écophagie globale pour décrire le phénomène du grey Goo. Ce néologisme – du grec oikos (« maison ») et phagein (« manger »), c’est-à-dire « manger la maison » – correspond à la « consommation » d’un écosystème, par la transformation de toute sa biomasse en « nanomasse ».

Il existe encore de nombreuses interrogations sur la façon dont ces nanobots se procureraient l’énergie nécessaire à leur survie. Dans cette perspective, les nano-machines, constituées de nanoparticules de carbone, s’auto-répliqueraient en se répandant dans l’environnement, épuisant ainsi tout le stock de carbone de la biosphère. Un « assembleur » récupère et module les atomes et molécules à la vitesse de 100 unités par seconde, pour se reproduire parfaitement en 15 minutes. Robert Freitas a estimé que, en raison de leur taux de multiplication exponentiel, une colonie de nanoréplicateurs, dont le nombre doublerait toutes les 100 secondes, serait en théorie capable de phagocyter notre biosphère en 1 000 secondes. C’est-à-dire moins de 2,5 heures. Les nano-machines capables de se répliquer – ou « nanoréplicateurs » – présentent donc un risque sérieux. En théorie, rien n’empêcherait des nanoréplicateurs défectueux, ou conçus dans ce but, de transformer toute matière à leur portée pour en faire d’autres nanoréplicateurs, ad infinitum et ad nauseam… Ce serait là la contrepartie presque inévitable de l’accent mis sur les propriétés auto-organisatrices des nanorobots et autres nano-assembleurs et de la démarche bottom-up en technologie, ou reverse engineering.

Dans certains cas, la gelée peut devenir « verte », et prendre le nom de « green goo », non seulement parce que les machines autorépliquantes pourraient se multiplier de manière incontrôlée, jusqu’à épuiser la matière et l’énergie de la planète, mais dans le cas d’une convergence bio et nano des machines autorépliquantes — soit par imitation de la nature (biomimétiques), soit par hybridation, issues d’un croisement de nano-machines naturelles et artificielles — pourrait être encore plus susceptible de se soustraire au contrôle. Robert Freitas apporte quelques compléments d’information : « Des  »plantes » avec des « feuilles » pas plus efficaces que les cellules solaires actuelles peuvent l’emporter sur les végétaux naturels, peuplant la biosphère d’un immangeable feuillage. Des « bactéries » omnivores peuvent surpasser les bactéries actuelles : elles pourraient se répandre avec le vent comme le pollen, se répliquer rapidement et réduire la biosphère en poussière en quelques jours. Des réplicateurs pourraient être trop résistants ou trop insaisissables pour qu’on puisse arrêter leur propagation. Du moins si nous ne nous y préparons pas ». En théorie, les assembleurs possèdent la capacité de créer tout objet physique. Leur puissance technologique est quasi infinie. On pourrait assister au « Grey New World », une version du « Big Cyborg Brother », un monde sous contrôle de minuscules machines extrêmement intelligentes, issues de la convergence entre le pouvoir des nanotechnologies, des sciences cognitives et de l’information, qui mettraient en danger tout principe démocratique et toute possibilité d’expression des dissidents.

Il existe quatre niveaux de réalisation « risquée » des « technologies atomiques » :

1. la bulk nano représente l’état actuel des applications des nanotechnologies : une production en masse de nanoparticules, comme les nanotubes ou les buckyballs.

2. la nanofabrication est une manipulation et un assemblage de nanoparticules pour construire des structures supra-moléculaires qui restent encore dans l’ordre nano (environ cent nanomètres), et où l’auto-assemblage est encore estimé « naturel », suivant les lois de la chimie et de la physique.

3. la manufacture moléculaire est l’aboutissement du point 2 : la possibilité d’utiliser des nanorobots autorépliquants pour la construction en masse et à très bon marché de tout type de matériel.

4. la nanobionique fait référence à l’usage des nanomatériaux affectant les processus biochimiques ou cellulaires. C’est l’étape de la convergence entre nano et bio : des cellules qui travaillent au service de ou comme des nano-machines ; des bionanomoteurs exploitant la capacité de certaines bactéries de produire de l’énergie pour la rotation ; les nanoframes : une protéine fonctionne comme structure pour la production d’autres macrostructures.

Le danger de l’écophagie globale intervient aux deux derniers niveaux, c’est-à-dire aux stades qui correspondent à la version drexlerienne d’une nanotechnologie moléculaire convergeant avec les biotechnologies et les projets d’intelligence artificielle.

Dans l’état actuel de nos connaissances, Claude Weisbuch pense que, ce qui peut être assimilé à la création d’une nouvelle forme de vie, est impossible à concevoir ex nihilo. Celle-ci sera toujours tributaire des apports extérieurs en énergie et en milieu nutritif, ce qui introduit de sérieuses limitations à leur expansion. Le fonctionnement du vivant, qui est en quelque sorte une gelée grise autorégulée, illustre ces limitations.

Pourtant, les trois arguments qui pourraient étayer cette affirmation commencent à voler en éclat :

1. le déplacement dirigé : les plus petits insectes capables de se diriger en vol ont une taille d’un tiers de millimètre, pour une raison énergétique ; mais plus récemment, des nano-voitures constituées de quelques atomes ont pu être produites et peuvent être dirigées.

2. la conscience : l’intelligence collective se développe par la communication entre les entités, un processus qui nécessite de l’énergie dont ne dispose pas le nuage du Grey Goo. Cependant, il existe maintenant des systèmes de communication Wifi constitués de quelques atomes qui peuvent d’ores et déjà être utilisés pour des communications à faible distance.

3. l’autoréplication : pour reproduire des objets d’une taille de l’ordre du nanomètre, il faut des « usines » qui, elles, ne le sont pas, à l’image des ribosomes qui interviennent dans la fabrication des protéines, au cœur des cellules ; et c’est là aussi un processus qui coûte de l’énergie. Mais si les nanobots qui peuvent se construire eux-mêmes, il n’est plus question d’usines.

 

Le grey goo est donc devenu synonyme de perte de contrôle sur les technologies et, dès lors, il fait écho au syndrome de l’apprenti sorcier nanotechnologique. On peut l’envisager selon le principe de Hans Jonas d’une « heuristique de la peur » : une grande catastrophe se profile à l’horizon. Bien que plusieurs raisons s’opposent à une telle éventualité, la fiction est nécessaire pour maintenir ouvert un espace de débat.

 

La conscience de la créature.

Il y a 3.5 milliards d’années, des cyanobactéries ont colonisé dans des cellules vivantes, constituant les premiers procaryotes, avec un ADN libre. Cet état s’est complexifié il y a 1,8 milliards d’années avec l’émergence des eucaryotes, cellules développant une organisation complexe. L’association des premières cellules avec des mitochondries, dont elles tirent leur énergie, a bénéficié aux deux parties. Ainsi les gènes, en tant que réplicateurs, ont été les grands ordonnanceurs de la vie telle que nous la connaissons actuellement. L’évolution génotypique, qui s’accomplit dans le temps de la reproduction, est elle aussi sujette à ce double processus d’innovation et de diffusion, mais selon une temporalité plus longue et selon un rythme plus lent. La théorie de l’évolution repose en effet sur l’idée que la reproduction du vivant fait place à des accidents, qu’elle appelle « mutations ». Et parler de sélection naturelle, c’est dire que certaines de ces mutations, parce qu’elles favorisent la capacité reproductrice des populations qui en sont porteuses, se multiplient et se diffusent, et font apparaître parfois de nouvelles formes de vivant.

Dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse d’évolution ou de culture, on a affaire à un temps « ouvert » : de la création peut surgir dans le cours de la reproduction ; le futur n’est pas entièrement inscrit dans le passé ; il n’est ni répétition du même ni réalisation d’un projet préalable, car il fait place à la contingence. C’est ce qu’Henri Bergson a nommé « évolution créatrice ».

La question posée par la culture est alors de savoir comment le vivant a inventé des dispositions cognitives qui, venant s’emboîter sur les mécanismes de l’évolution phylogénique, démultiplient son aptitude à innover, à apprendre et à transmettre, autrement dit, comment la plasticité du génome est relayée par de nouveaux processus de plasticité, situés à une autre échelle, celle du développement de l’organisme. C’est cette évolution qui a entraîné l’apparition des mèmes, réplicateurs culturels par excellence.

Le mème est une réalité matérielle dont il est possible d’identifier la trace dans la nature. C’est une combinaison de la représentation, telle que définie par Jean Delacour en termes de neurosciences, et du symbole. L’imagerie cérébrale devrait être en mesure d’identifier la représentation dans le cerveau. Le symbole l’est déjà depuis longtemps, puisqu’il est à la base des langages de communication. Ces deux formes différentes sont et seront de plus en plus traitées par les outils de l’intelligence artificielle, en attendant que des robots auto-adapatatifs génèrent leurs propres représentations, voire leurs propres langages symboliques. Ce sera dans cette direction qu’il sera progressivement possible de mettre un début de taxinomie ou typologie dans le monde des mèmes et dans celui, plus complexe évidemment, de leurs interactions avec les sociétés humaines, robotiques voire animales. Le monde des mèmes rejoint ainsi celui des automates intelligents. De leurs mutations et interactions, apparaîtront peut-être des sociétés plus intelligentes et plus conscientes. A une échelle différente, c’est ce qui se passe actuellement avec les humains. Le nombre croissant de machines, d’ordinateurs, d’écrans, de périphériques gourmands en énergie pousse les hommes à construire de plus en plus de centrales électriques, de « fab-labs » et de toutes sortes d’usines qui permettent à l’homme de s’affranchir des tâches fastidieuses. C’est un pacte passé entre l’homme et la machine sur lequel nous ne pourrons plus revenir en arrière, pour le meilleur et pour le pire. Il est clairement établi que ce phénomène n’est pas induit par un facteur génétique. Il n’y a pas adaptation au milieu dans un cadre darwinien. Nous sommes devenus les commensaux des machines, et cela ne pourra aller qu’en s’accentuant.

Ce phénomène a pour effet de faire apparaître un troisième réplicateur, le tème. Le passage à ce réplicateur nous entraîne à un point de bascule dangereux. Nos ancêtres, lors de l’apparition des mèmes, auraient pu disparaître en raison des comportements qu’ils ont été obligés d’adopter. Les tèmes présentent actuellement un danger important. Les outils technologiques tels que les téléphones portables, les smartphones, les netbooks et les ordinateurs ont colonisés environs 15 % de la population mondiale, et ce chiffre ne cesse de croître. Nous sommes responsables de ce nouveau processus d’évolution qui est avide, égoïste et totalement aveugle aux conséquences de sa propre expansion. Pour le biologiste Jean Rostand, « le biologique ignore le culturel. De tout ce que l’homme a appris, éprouvé, ressenti au long des siècles, rien ne s’est déposé dans son organisme [...]. Chaque génération doit refaire tout l’apprentissage [...]. Là gît la grande différence des civilisations humaines avec les civilisations animales. De jeunes fourmis isolées de la fourmilière refont d’emblée une fourmilière parfaite. Mais de jeunes humains séparés de l’humanité ne pourraient reprendre qu’à la base l’édification de la cité humaine. La civilisation fourmi est inscrite dans les réflexes de l’insecte [...]. La civilisation de l’homme est dans les bibliothèques, dans les musées et dans les codes ; elle exprime les chromosomes humains, elle ne s’y imprime pas ».

Le troisième réplicateur va au-delà de ce principe car il imprime à la fois les données de l’humanité dans ses circuits imprimés mais il peut aussi très rapidement reconstituer une infrastructure parfaite. La civilisation des machines est dans les bases de données et dans les codes ; elle exprime les processeurs et elle s’y imprime.

Il faut se rendre à l’évidence, un processus est à l’œuvre en dehors de l’évolution de l’espèce humaine. Un processus qui suit sa propre logique. Un processus qui s’est éveillé avec l’apparition des gènes et se terminera peut être avec la prise de contrôle des tèmes et des nanobots… Mais se terminera t-il vraiment ? Dans sa logique réplicante, n’est-il pas à l’œuvre au détriment des hommes pour assurer sa propre survie même après l’âge du carbone ? Cette créature a permis à l’homme d’émerger, de se propager, d’évoluer, mais dans le seul but d’en tirer un bénéfice égoïste. Dans cette optique, les réplicateurs peuvent être perçu comme les artefacts de la conscience de la créature.